Une famille de Brossard victime des attaques répétées d’une femme sur l’internet raconte son combat pour laver sa réputation

« Arnaqueur », « pédophile », « agresseur d’enfants » : une Torontoise a publié près de 12 000 commentaires mensongers visant 150 personnes, sur le web. Ses victimes, dont certaines vivent au Québec, peinent à faire disparaître les publications. C’est un signe, selon un expert, que la diffamation est le « trou noir de l’internet ».

Luc Groleau va se souvenir toute sa vie du 30 septembre 2018. Ce jour-là, son épouse Julia Groleau Babcock reçoit un appel de son père qui est dans tous ses états. Il vient de découvrir que la famille Babcock est visée par d’affreux mensonges sur l’internet.

Aussitôt, le résidant de Brossard tape le nom de sa conjointe et le sien dans le moteur de recherche Google. Une publication prétend que sa femme a vendu de faux billets de concert. Un texte avance que M. Groleau a illégalement facturé 120 000 $ sur une carte de crédit pour un contrat de consultation.

« Je n’aimais pas lire ces messages, mais je me disais que personne ne croirait ça », raconte celui qui nous reçoit chez lui, sur la Rive-Sud de Montréal.

M. Groleau recherche ensuite le nom de son fils de 19 ans, Marc. « Tout a changé à ce moment-là. »

Des photos de Marc Groleau, repiquées de ses réseaux sociaux, apparaissent parmi les premiers résultats. Celles-ci sont tapissées des mots, en grosses lettres rouges ou vertes fluorescentes, « pédophile » et « agresseur d’enfants ». Luc Groleau est sous le choc.

Quelques minutes plus tôt, ça me faisait presque rire. Mais là, c’est du sérieux. Je ne savais pas qui était l’auteur de ces messages, pourquoi il le faisait, mais je savais que la situation était grave.

Luc Groleau

En moins d’une semaine, Luc Groleau et son beau-frère Guy Babcock, qui habite en Angleterre, trouvent près de 100 publications qui s’attaquent à une dizaine de membres de leur famille.

M. Groleau contacte la Gendarmerie royale du Canada qui l’oriente vers la Sûreté du Québec. Celle-ci lui conseille de porter plainte à la police de Longueuil. Au début du mois d’octobre 2018, le résidant de Brossard se rend donc à son poste de police avec les nombreuses preuves qu’il a réunies dans un document, boudiné et plastifié.

L’agent à l’accueil lui répond qu’il n’y a rien de criminel dans les attaques que les Babcock subissent.

En entrevue avec La Presse, le Service de police de l’agglomération de Longueuil confirme que la diffamation sur l’internet peut être criminelle dans certains cas. Il n’a toutefois pas indiqué pourquoi le cas de M. Groleau n’avait pas mené à une enquête.

D’autres membres de la famille portent plainte à Toronto, à Vancouver et en Angleterre, sans résultat.

Près de 12 000 attaques

Luc Groleau, un informaticien, met au point un robot pour détecter chaque nouvelle attaque diffamatoire contre sa famille. À ce jour, il estime que l’auteur anonyme a publié près de 12 000 mensonges contre 150 individus sur 120 à 130 sites.

Luc Groleau a installé une caméra qui filme l’entrée de sa maison, car il craint que des individus ne prennent les fausses accusations de pédophilie au sérieux. « Quand quelqu’un est décrit comme pédophile, l’auteur donne souvent son adresse. Nous, il n’y a que le nom de notre ville, mais quelqu’un de déterminé pourrait trouver où l’on vit facilement », explique M. Groleau.

Pour Éric Lessard, enquêteur et entrepreneur en sécurité de l’information, la diffamation en ligne est « le trou noir de l’internet ».

Le Code criminel n’est pas à jour pour ce genre de crime. Et une fois que les allégations sont sorties, bonne chance pour les faire disparaître.

Éric Lessard, enquêteur et entrepreneur en sécurité de l’information

Il estime que depuis 10 ans, une quarantaine de clients ont eu recours à ses services pour faire disparaître des accusations mensongères sur l’internet. Dans certains cas, il a dû embaucher des avocats aux États-Unis pour menacer les sites de poursuite s’ils ne retiraient pas les commentaires diffamatoires. Ça, c’est quand on peut identifier le propriétaire du site, précise-t-il.

« Souvent, ils ne répondent pas ou ils plaident la liberté d’expression », explique M. Lessard.

Retirer un seul commentaire du web peut coûter au minimum 4000 $ à une victime en frais d’avocat, avance-t-il. Certains sites réclament également des frais pour faire retirer des propos même si ceux-ci sont mensongers. « Après beaucoup de temps et beaucoup d’argent, on pense que le problème est disparu. Puis pouf ! Le commentaire a été copié et collé sur un autre site », se désole M. Lessard.

« J’ai figé ! »

La famille Babcock veut trouver qui est à l’origine des messages mensongers. Un jour au début d’octobre 2018, Guy Babcock tombe sur un commentaire qu’il n’avait jamais encore vu à son sujet. Celui-ci est accompagné d’un avatar.

« J’ai figé ! Je suis resté sans bouger à regarder la photo pendant ce qui m’a paru de longues minutes », raconte-t-il, au bout du fil, de son village en Angleterre.

Guy Babcock reconnaît l’auteure. Il s’agit de Nadire Atas, une courtière immobilière ayant travaillé pour la franchise Remax de ses parents, à Hamilton en Ontario, au début des années 1990. Elle utilise sa photo d’agente d’immeubles de l’époque.

La famille Babcock a remercié Mme Atas en 1993 à la suite de plaintes de clients et de collègues qui jugeaient son attitude irritante. Après son congédiement, le père de Guy Babcock a porté plainte à la police, car Mme Atas aurait tenu des propos menaçants. La plainte n’a pas été retenue.

Il n’a pas été possible de joindre Mme Atas. Son avocat a indiqué à La Presse ne pas avoir de moyen de contacter sa cliente et de ne pas être autorisé à répondre aux questions de journalistes à son sujet. Dans un article du New York Times publié à la fin du mois de janvier, Mme Atas a affirmé être partie d’elle-même de l’agence immobilière.

En 1998, quand la mère de Guy Babcock est décédée, des membres de la famille ont reçu une lettre écrite contenant des propos dégradants au sujet du cadavre. Dans la même période, les voisins du père de M. Babcock ont aussi reçu une lettre leur indiquant que ce dernier les regardait par leurs fenêtres en se masturbant.

Les Babcock avaient soupçonné Nadire Atas d’être l’auteure de ces missives, mais ils n’en avaient jamais eu la preuve.

« Dans les années 1990, elle se vengeait avec des lettres. Depuis les années 2000, c’est avec l’internet », dit M. Groleau.

Plaideuse quérulente

Guy Babcock veut en savoir plus sur la vie de Nadire Atas. En fouillant sur le web, il tombe sur un texte de l’avocate torontoise Christina Wallis. Celle-ci a défendu les intérêts d’une banque qui avait saisi deux immeubles appartenant à Nadire Atas, au milieu des années 2000, quand cette dernière avait cessé ses paiements hypothécaires.

Dans les années qui ont suivi, Mme Atas a entamé une trentaine d’actions judiciaires contre les avocats de sa banque, contre ses propres avocats et contre leurs avocats respectifs.

En 2015, Mme Atas découvre des sites de plaintes comme Ripoff qui permet aux internautes de dénoncer anonymement des entreprises ou des individus qui ont commis des « actes répréhensibles ».

Mme Wallis et son entourage sont les premières victimes de ces sites de plaintes confidentielles. Elle est décrite comme une fraudeuse ; ses collègues sont dépeints comme des pédophiles. En octobre 2016, la Cour ordonne à Mme Atas de cesser ses commentaires diffamatoires contre les avocats du bureau de Mme Wallis.

Mme Atas n’arrête pas ses attaques. Elle les intensifie en se tournant vers les familles de ses victimes : leur conjoint, leurs enfants, leurs frères, leurs sœurs, leurs parents. C’est aussi à ce moment que les mensonges concernant la famille Babcock commencent à apparaître sur le web.

Je suis une cible, mon bureau d’avocats est une cible, mon frère est une cible, mes filles sont des cibles, leurs conjoints sont des cibles.

Gary Caplan, avocat torontois de 43 personnes, dont Mme Wallis et la famille Babcock, qui se défendent contre Mme Atar

En 2017, le juge David L. Corbett inscrit Nadire Atas sur la liste des plaideurs quérulents. Elle ne peut plus entamer de nouvelles procédures judiciaires en Ontario sans l’autorisation d’un juge. En janvier 2020, elle écrit directement à un magistrat, ce qui lui est interdit à titre de plaideuse quérulente. Elle séjourne 74 jours en prison, selon un jugement de la Cour supérieure de l’Ontario consulté par La Presse.

Les nouvelles attaques en ligne se font très rares, mais ne disparaissent pas complètement pendant son séjour derrière les barreaux. Luc Groleau ignore si Mme Atas a pu avoir accès à l’internet en prison. « Certains sites surveillent les sites similaires et copient leur contenu. Ça peut aussi s’expliquer de cette façon », explique M. Groleau.

Sans-abri

À l’été 2018, Nadire Atas indique à la Cour qu’elle ne possède pas d’ordinateur et refuse de donner son adresse. Gary Caplan décide d’embaucher un détective privé pour la faire suivre.

En sortant du palais de justice de Toronto, Mme Atas prend le métro, puis monte dans un autobus qui la mène vers l’Université de Toronto. Elle entre dans la bibliothèque, où elle s’installe devant un ordinateur pour quelques heures. En sortant, Mme Atas prend un autre autobus et se dirige vers un refuge pour sans-abri. Dans l’article du New York Times, elle nie être sans domicile fixe.

PHOTO LA PRESSE

Nadire Atas à sa sortie du palais de justice de Toronto, en 2019

Après la publication de l’article dans le média américain, un site internet a contacté Gary Caplan pour lui donner l’adresse IP de commentaires mensongers qui visaient ses clients. L’adresse en question provenait d’un hôtel où sont logées des femmes sans abri pendant la pandémie de COVID-19.

C’est là que Nadire Atas a été arrêtée, le 9 février dernier, et accusée de libelle diffamatoire et de harcèlement criminel. Son téléphone et son ordinateur portable ont été saisis. Elle n’a plus le droit d’utiliser l’internet.

Deux semaines plus tôt, le juge David L. Corbett de la Cour supérieure de l’Ontario a donné raison à la quarantaine de clients de Gary Caplan dans leur cause civile. « Nadire Atas a utilisé internet pour diffuser des mensonges vicieux contre ceux envers qui elle a des rancunes, et envers les membres de leur famille et leurs associés », écrit-il dans son jugement.

La famille Groleau-Babcock a gagné une première bataille. Mais un autre combat les attend : avec HONR Network, un organisme sans but lucratif qui accompagne les victimes de harcèlement en ligne, Luc Groleau et Guy Babcock veulent laver leur réputation et celle de leurs proches.

« Le cas de cette famille est vraiment unique, note Alexandrea Merrell, directrice des relations publiques de l’organisme new-yorkais. La vidéo compromettante d’une personne peut se répandre des millions de fois sur le web. Mais notre dossier avec la famille de Luc Groleau est différent, car c’est celui qui compte le plus de victimes ».

Malgré l’ampleur de la tâche, l’organisme est déterminé à faire effacer les publications diffamatoires. Jusqu’à leur dernière trace.