Les travaux forestiers exécutés sur des terres publiques durant la chasse à l’orignal causent des frustrations chez les chasseurs. Et ceux qui demandent au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) de leur rembourser leurs droits de chasse essuient un refus systématique.

« Pensez-vous sincèrement que j’aurais pris deux permis de chasse ainsi que le gros forfait à 405,00 $ si j’avais su ? », écrit une femme « très très fâchée » d’avoir vu arriver deux débroussailleurs sous sa cache.

Ce courriel envoyé à l’automne 2019 figure parmi les plaintes faites au MFFP pour cause de travaux forestiers au cours des trois dernières années, que nous avons obtenues en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels.

Les noms et les lieux étant caviardés, nous n’avons pas pu retrouver les plaignants. Mais il n’est pas rare que des chasseurs d’orignaux se sentent lésés à cause de travaux forestiers, a constaté La Presse.

« Une année, j’avais un beau site de chasse, c’était super tranquille jusqu’à ce que leurs espèces de débusqueuses arrivent, raconte Alain Beaumier, dont le chalet se trouve dans la zec Wessonneau, en Mauricie. On n’entendait que ça ! », soupire-t-il.

PHOTO FOURNIE PAR ALAIN BEAUMIER

Secteur touché par des coupes il y a plusieurs années dans la zec Wessonneau

La plupart des zecs (zones d’exploitation contrôlées) se trouvent sur des terres publiques, où Québec accorde des droits de coupe et des autorisations pour divers travaux forestiers. Ces deux usages doivent donc cohabiter. Mais si tous les utilisateurs de la forêt publique relèvent du même ministère, tous n’ont pas l’impression d’être traités sur un pied d’égalité.

« C’est la coupe forestière qui a préséance sur tout », constate Chantal Moulin Vézina, biologiste forestière à l’Association régionale des gestionnaires de zec de la Mauricie, qui en regroupe 11.

Mme Moulin Vézina représente ces zecs à la table locale de gestion intégrée des ressources et du territoire (TLGIRT) — qui, selon le Ministère, a justement pour but d’« assurer une prise en compte des intérêts et des préoccupations des personnes et des organismes concernés par les activités d’aménagement forestier sur le territoire public ».

Mais l’aménagement intégré, « c’est très difficile à faire reconnaître parce que dès que ça a un impact sur la possibilité forestière [volume maximal de bois qu’il est possible de récolter], le Ministère se rétracte », dit Mme Moulin Vézina.

« Les orignaux se poussent »

De 2018 à la fin de 2020, le MFFP a reçu cinq plaintes de chasseurs relativement à des travaux forestiers. C’est plus du tiers des plaintes suscitées par la foresterie durant cette période.

« Est-ce que vous allez rembourser le prix de nos quatre permis et de nos cinq semaines de vacances perdues ? », demande une femme qui se plaint du « bruit infernal et [de] tous les autres désavantages » de la machinerie arrivée dans le secteur que son groupe avait préparé pour l’automne 2020.

Évidemment, les orignaux se poussent et, même avec toute notre bonne volonté, notre chasse tombe à l’eau !

Une femme ayant porté plainte au MFFP

« Je suis amèrement déçu de ces deux années consécutives où je n’ai pas pu exercer mon droit de chasse avec le permis que j’ai dû [payer] à deux reprises inutilement », a écrit un autre chasseur l’automne dernier.

Remboursements refusés

« Comme vous aviez le loisir de vous déplacer sur l’ensemble de la zone de chasse mentionnée sur votre permis, votre demande de remboursement est refusée », a répondu le Ministère aux chasseurs.

Mais changer d’endroit n’est pas toujours idéal dans une zec. En plus de devoir renoncer au secteur qu’ils ont préparé avec des salines et des sentiers, les chasseurs déplacés risquent de se retrouver dans un secteur préparé par d’autres.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Alain Beaumier, président du conseil d’administration de la zec Wessonneau, en Mauricie

Moi, je comprends le principe : le gars peut s’installer à côté de moi et je n’ai pas un mot à dire. Mais il y en a qui ne comprennent pas ça. Et là, ça crée des guerres de territoire.

Alain Beaumier, président du conseil d’administration de la zec Wessonneau, en Mauricie

Le Ministère justifie aussi son refus en soulignant que « les travaux forestiers n’ont pas d’impact significatif sur le succès de chasse », nous a indiqué son porte-parole, Sylvain Carrier. « Les secteurs récoltés récemment sont particulièrement recherchés par les chasseurs. La jeune végétation s’y trouvant attire de nombreuses espèces prisées des chasseurs, particulièrement l’orignal », écrit M. Carrier.

La régénération de la forêt qui suit les coupes produit une nourriture attirante pour l’orignal, confirme le biologiste Martin-Hugues St-Laurent, professeur en écologie animale à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR). La période la plus intéressante pour l’orignal varie selon les endroits mais, de façon générale, elle se situe dans l’intervalle de 10 à 30 ans après la coupe. Mais M. St-Laurent, qui est lui-même chasseur, en témoigne : si une abatteuse ou une débroussailleuse démarre près de l’endroit où il est installé, il devra se déplacer.

Disparités régionales

En septembre 2018, à quelques semaines du début de la chasse à la carabine, la zec des Martres, dans Charlevoix, s’est retrouvée avec des travaux de débroussaillage non annoncés… et des chasseurs furieux. Le directeur général a alerté le MFFP et les médias, et l’affaire s’est réglée après quelques jours de chasse. Depuis, les parties s’entendent pour éviter les chevauchements. « Ça a crevé l’abcès et maintenant, ils nous respectent », résume Harold Castonguay.

À l’opposé, les zecs de la Mauricie demandent depuis des années que la première semaine de chasse soit exempte de travaux, sans succès. L’harmonisation vise plutôt à limiter la récolte de bois durant la chasse à cinq chantiers, identifiés par les zecs. Il n’est cependant pas rare qu’au moins un chantier s’ajoute, déplore Mme Moulin Vézina. « On peut comprendre qu’il y ait des imprévus avec la température, mais on trouve ça étonnant que, d’une année à l’autre, le quota de départ soit rarement respecté. »

Pourquoi le MFFP, qui est responsable de l’élaboration des plans d’aménagement forestier et de l’harmonisation des usages, n’impose-t-il pas un régime uniforme partout ?

« Le Ministère peut inclure en totalité, en partie, lorsque possible, les demandes d’harmonisation qui viennent modifier ces plans », nous a indiqué le porte-parole Sylvain Carrier par courriel. Toutefois, « l’harmonisation opérationnelle des périodes de travaux pour la récolte forestière est sous la responsabilité des industriels forestiers ».

Aucun des droits accordés sur le territoire public n’a préséance sur un autre, soutient le MFFP.

Les retombées économiques des chasseurs, comme leurs pertes, sont sous-estimées, estime pour sa part M. Beaumier, en évoquant ses achats d’essence, de salines et, avant la pandémie, d’épicerie. « Tu as investi ton année, mais elle est gâchée par la foresterie. »

PHOTO FOURNIE PAR MARTIN-HUGUES ST-LAURENT

Le biologiste Martin-Hugues St-Laurent tenant des bois de caribou

La forêt publique intéresse de plus en plus d’utilisateurs, et a plusieurs fonctions écologiques, notamment pour la qualité de l’air et de l’eau, remarque Martin-Hugues St-Laurent. Mais elle est encore trop perçue « comme un réservoir de matière ligneuse, point, note le biologiste. Je ne suis pas en train de dire qu’il faut fermer la foresterie, loin de là. Mais c’est légitime de la penser différemment ».

En chiffre

170 136

Nombre total de chasseurs d’orignaux qui ont acheté leur permis du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) l’automne dernier. Au total, 20 031 bêtes ont été récoltées durant la saison. Ces résultats sont semblables à ceux des autres années dites restrictives (années paires), où la récolte de femelles est interdite dans la majorité des zones.

— Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse