Jan Grabowski remercie le ciel d’avoir à porter un masque, ces jours-ci, dans les rues de Varsovie.

Parce que son visage apparaît à la télé d’État, qui le désigne comme un « faussaire de l’histoire polonaise ».

Parce qu’il figure en couverture d’un hebdomadaire de droite à large tirage sous le titre « Mensonge sans châtiment ».

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Le professeur Jan Grabowski

Tout ça parce que le professeur d’histoire de l’Université d’Ottawa a osé dire qu’il n’y avait pas beaucoup eu de Schindler polonais. Il y en a eu, bien sûr. Mais pas tant que ça.

C’est vrai, il y a eu des héros prêts à risquer leur vie pour sauver celle des Juifs, sous la très brutale occupation allemande.

Mais la triste vérité historique, c’est qu’il y avait davantage de citoyens polonais prêts à dénoncer leurs voisins juifs aux nazis. Prêts, en somme, à les livrer à la mort.

Longtemps, ces trahisons ont été balayées sous le tapis de l’histoire. En Pologne communiste, ce n’était pas le genre de la maison d’exposer ces faits crus et cruels.

Cela a commencé à changer dans les années 2000, en partie grâce au travail de fourmi de Jan Grabowski.

Au fil des ans, il a interviewé des milliers de témoins et de survivants. Il a récolté, une à une, leurs histoires. Il a minutieusement documenté l’horreur.

Dans La chasse aux Juifs, publié en 2013, le professeur Grabowski a conclu que 200 000 Juifs avaient été tués directement ou indirectement par des citoyens polonais. D’autres travaux de recherche ont contribué à faire la lumière sur cette douloureuse réalité historique.

Puis une ombre s’est abattue à nouveau sur la Pologne.

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Au pouvoir depuis 2015, le gouvernement populiste de Jarosław Kaczyński veut réécrire l’histoire.

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Le président de la Pologne, Jarosław Kaczyński

Il veut une histoire pleine de Schindler polonais.

Le régime au pouvoir en Pologne est extrêmement nationaliste. Il veut vraiment réécrire l’histoire de la Shoah en prétendant que pendant la guerre, les Polonais ne faisaient que sauver les Juifs.

Le professeur Jan Grabowski

Mardi, un tribunal de Varsovie a condamné le professeur à s’excuser pour ses travaux de recherche.

Au cœur du litige : Plus loin, c’est encore la nuit, un ouvrage de 1700 pages publié en 2018 sous la direction du professeur Grabowski. « Le livre a suscité une colère extraordinaire de la part des autorités, parce que plusieurs sections portaient sur la complicité des Polonais » avec les nazis.

Dans le livre, un survivant de la Shoah raconte comment le maire d’un village a révélé aux soldats allemands où se cachaient les 22 Juifs de l’endroit. Ils ont tous été exécutés.

Une vieille nièce du défunt maire a intenté une poursuite en diffamation contre le professeur. Son oncle n’était pas un collabo, protestait-elle, mais un héros.

« Ce qu’on a vite découvert, c’est que ce n’était pas une poursuite régulière, dit M. Grabowski. C’était une poursuite initiée, financée et orchestrée par la Ligue polonaise contre la diffamation, une ONG financée par l’État polonais. »

Et ce n’était pas la réputation du défunt maire qui était en jeu, mais la liberté des historiens à mener leurs travaux, en Pologne, sans subir de pressions de l’État.

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Le jugement risque d’avoir un impact dévastateur en Pologne, craint Jan Grabowski.

« La juge s’est prononcée sur la validité des témoignages des Juifs survivants de l’Holocauste, dit-il. Avec cette décision, les historiens se font dire quelles sources sont importantes et quelles sources ne sont pas dignes d’intérêt. Ça pourrait bloquer toutes les recherches sur la Shoah en Pologne. »

Il s’inquiète particulièrement pour la relève.

Si j’avais 20 ou 25 ans, étais étudiant en histoire ou nouveau diplômé, la dernière chose que je voudrais faire, c’est m’attaquer à un sujet prohibé par le gouvernement et faire face à des accusations au civil.

Le professeur Jan Grabowski

Il compte porter la cause en appel.

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La Pologne a pris un tournant sombre vers le populisme de droite. Ses dirigeants veulent redonner sa grandeur au pays — et ça passe par une histoire officielle selon laquelle le peuple polonais a été victime des nazis.

C’est vrai. Sans conteste. Mais pas que.

Les détails gênants, le régime ne veut pas les entendre. Tellement qu’en 2018, il a adopté une loi interdisant à quiconque de lier la nation polonaise aux crimes nazis.

Ceux qui osent le faire s’exposent à trois ans de prison. Et pas seulement les historiens. Tout le monde.

Même les survivants de la Shoah trahis par leurs voisins n’ont plus le droit de raconter… leur propre histoire.

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Le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, a donné mercredi son « appui inconditionnel » à Jan Grabowski.

L’Université d’Ottawa demeure résolument engagée à protéger le caractère sacré de la liberté académique et soutient sans réserve le droit du professeur Grabowski à poursuivre ses recherches historiques, et ce, sans contrainte de l’État ni sanction légale et sans crainte de représailles judiciaires.

Jacques Frémont, recteur de l’Université d’Ottawa

Les propos sont fermes, bien sentis. Pour une fois, on ne perçoit aucune tiédeur de la part du recteur Frémont à défendre haut et fort la liberté universitaire.

Il est vrai que l’affaire Grabowski n’a rien à voir avec l’affaire Lieutenant-Duval. Absolument rien.

Quand même. Les déboires du professeur polono-canadien illustrent à l’extrême les dangers qui guettent les chercheurs quand un État se mêle d’encadrer les libertés universitaires.

Au Québec, le gouvernement promet d’agir pour garantir ces libertés. Une partie de la droite médiatico-intellectuelle le presse non seulement de légiférer, mais de « réformer » l’université.

Je me range plutôt aux arguments du recteur de l’Université de Montréal, Daniel Jutras. « Si on donne aux universitaires le pouvoir de faire de la recherche libre, ce n’est pas pour que l’État vienne ensuite définir les cadres à l’intérieur desquels cette liberté doit s’exercer », prévenait-il lundi.

On le voit en Pologne, on l’a vu aux États-Unis : aucun pays n’est à l’abri d’une dérive populiste ou autoritaire. L’État n’a pas à se mêler de ce qui se passe dans nos universités.