L’affaire Lieutenant-Duval a ébranlé le milieu universitaire. Mais n’a rien réglé. Comment protéger la liberté de l’enseignement ?

En classe, Jade Boivin avait prévu aborder les différentes expressions du colonialisme au Canada. Elle avait prévu discuter d’appropriation culturelle. Et d’un autre de ces phénomènes sociaux brûlants d’actualité : la cancel culture.

Elle a renoncé à faire tout ça.

Professeure à temps partiel à l’Université d’Ottawa, Jade Boivin enseigne la « gestion de la différence » en administration publique. Son cours, cet hiver, sera politiquement correct. Sans la moindre aspérité. Quitte à être ennuyeux.

Tant pis. Pas question pour elle de risquer que son cours déraille comme celui de sa collègue Verushka Lieutenant-Duval, l’automne dernier, au sein de la même université.

« La cancel culture fait partie des discussions qui auraient été pertinentes, dit Jade Boivin. Dans le vivre-ensemble, il y a des gens qui font des erreurs. » Or, la « culture de l’annulation » fait en sorte de couper le dialogue.

On condamne ceux que l’on considère comme fautifs sans leur donner la chance de faire amende honorable. On les humilie sur les réseaux sociaux. On les « annule ». « Ça aurait été tellement intéressant d’en discuter en classe. Mais j’ai trop peur. »

Peur de se faire annuler.

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Jade Boivin n’est pas particulièrement paranoïaque.

Elle n’est pas la seule à retirer des sujets qui fâchent de son plan de cours. Pas la seule à douter de la volonté de son établissement de la soutenir en cas de dérapage. En fait, depuis l’affaire Lieutenant-Duval, les profs ne se sont peut-être jamais autant autocensurés.

PHOTO FOURNIE PAR CHARLES LE BLANC

Charles Le Blanc, professeur de philosophie à l’Université d’Ottawa

On a tous commencé la session en marchant sur des œufs. On a tous peur qu’il se passe quelque chose. Dans mon cours de philosophie, je parle du monde antique et j’ai tu complètement la section sur l’esclavage.

Charles Le Blanc, professeur de philosophie à l’Université d’Ottawa

Il est l’un des 34 profs de l’Université d’Ottawa signataires d’une lettre d’appui à Mme Lieutenant-Duval. Ça lui a valu un torrent d’insultes. Et autant d’appels à son renvoi. « Franchement, j’ai eu mon quota de polémiques pour les prochains mois… »

Dans son cours de géographie, « Espaces sous tension », Marc Brosseau avait préparé un module sur Africville, quartier d’Halifax bâti par l’une des plus anciennes communautés noires du Canada. « Sa démolition constitue une forme de violence raciale abjecte. Un exemple parfait pour mon cours. »

Il s’en passera. Il a trop peur qu’on lui reproche de manquer de légitimité pour en parler. Ou alors de critiquer trop mollement les autorités municipales d’Halifax. « Avec les militants woke convaincus, il n’y a malheureusement aucune posture qui ne prête pas le flanc à leur dénonciation sans nuance. »

En janvier, une autre prof de l’Université d’Ottawa a été dénoncée sur les réseaux sociaux pour avoir renoncé à aborder l’homosexualité dans son cours d’histoire. La prof craignait d’offenser des étudiants en leur enseignant qu’à une lointaine époque, les homosexuels étaient conduits au bûcher.

Mais voilà que pour ses détracteurs, en refusant de parler d’homosexualité, la prof avait fait preuve… d’homophobie. On a même porté plainte auprès de sa faculté.

Quelle est cette expression anglaise, déjà ? Damned if you do, damned if you don’t. Avec des étudiants pareils, il semble qu’on ne puisse jamais gagner.

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Charles Le Blanc parle d’un « climat liberticide » à l’Université d’Ottawa. Un climat instauré par l’extrême frilosité de l’administration à remettre à leur place une minorité d’étudiants radicaux.

Mais le vent glacial de l’autocensure souffle au-delà de la rivière des Outaouais. Dans les universités québécoises aussi, des profs ne se sentent pas soutenus. Et se protègent en rayant des portions entières de leurs curriculums.

À l’UQAM, une prof de sociologie dit avoir évacué toute référence aux transgenres de son cours. Elle n’ose plus dresser des parallèles entre l’homophobie, le sexisme et le racisme, comme elle le faisait autrefois.

À l’Université McGill, un prof de littérature a avoué au journal étudiant Le Délit qu’il avait renoncé à mettre à l’étude les œuvres de Pierre Vallières et de Dany Laferrière, pourtant prévus à son programme.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Isabelle Arseneau, professeure à l’Université McGill

L’aveu n’étonne pas Isabelle Arseneau, professeure au même département. « C’est assez ironique que McGill ait remis en 2018 un doctorat honoris causa à Dany Laferrière… qui ne sera plus jamais enseigné à l’Université. Je vois très mal un collègue le mettre au programme. »

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À l’Université Laval, Chantal Pouliot, professeure de didactique des sciences, initie ses étudiants aux nouveaux courants de recherches universitaires : les études féministes, les études queer, les études sur les Noirs…

Autant dire qu’elle marche en terrain miné.

PHOTO FOURNIE PAR CHANTAL POULIOT

Chantal Pouliot, professeure à l’Université Laval

Pour la première fois de sa carrière, elle a décidé de servir des mises en garde à ses étudiants. Si les lectures et les films présentés en classe les mettent mal à l’aise, ils ne sont pas tenus de les lire et de les visionner.

Elle tente le plus possible de faire entendre des balados qui donnent la parole aux personnes concernées. À l’Université d’Ottawa, Jade Boivin adopte la même stratégie en invitant un paquet de conférenciers en classe. « Une autochtone va venir parler des enjeux autochtones, par exemple, pour éviter que ce soit moi qui parle et me mette les pieds dans le plat. »

Quand même. C’est une stratégie qui comporte ses limites. Inévitablement, l’autocensure des profs aura des conséquences. Les premiers qui en paieront le prix, ce sont les étudiants, privés de réflexions et de savoirs essentiels à la formation de leur pensée critique.

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« L’éducation est cruciale afin de combattre le racisme systémique », me dit Jade Boivin. Or, la qualité de cette éducation est menacée par les actions d’une minorité d’étudiants qui militent justement contre les discriminations et les injustices sociales.

L’ironie n’échappe pas à Jade Boivin.

Ces jeunes, je ne les blâme pas. À l’université, tu as 21 ans, tu es en colère. Et il y a des gens qui vivent des oppressions, qui n’ont pas d’espace pour s’exprimer. Ce qui me dérange, c’est la complicité des gestionnaires.

Jade Boivin, professeure à l’Université d’Ottawa

Quelques étudiants ont dénoncé Verushka Lieutenant-Duval parce qu’elle avait prononcé un mot en classe. Soit. Le problème, c’est que l’Université d’Ottawa leur a donné raison en se dépêchant de transférer l’ensemble des étudiants dans une autre classe. Elle a coupé court au dialogue.

Elle a cédé à la culture de l’annulation.

Jade Boivin s’est juré de ne pas subir le même sort que sa collègue. « Comme professeure à temps partiel, je ne suis pas prête à sacrifier ma carrière pour parler de colonialisme à mes étudiants. »