Raphael André n’était pas qu’un sans-abri mort dans la solitude, assis sur la cuvette d’une toilette portable. C’était un fier Innu de Matimekush-Lac John, aimé de sa famille. Il rêvait d’une vie heureuse, mais s’est retrouvé piégé dans le cercle vicieux de l’alcoolisme, déjà hypothéqué à l’aube de sa vie adulte.

« Je suis à Québec et je dors dehors. J’ai de la souffrance. »

Ces mots pianotés sur un clavier à la va-vite par des doigts qu’on devine gelés sont ceux de Raphael André, retrouvé mort cette semaine dans une toilette portable, au centre-ville de Montréal. Le message date de quelques années.

« Il écrivait aussi des messages comme ça sur Facebook. Il m’avait demandé de rester chez nous, à Sept-Îles. J’ai trop honte de dire ça publiquement, mais j’ai dit non. J’ai deux personnes malades chez moi… », raconte sa cousine éloignée.

« C’était vraiment un homme bon et respectueux. Son problème, c’était l’alcool. »

L’homicide

À l’été 2018, il passe à l’improviste chez sa cousine de Sept-Îles. « Il avait l’air découragé. Il aurait aimé ça, trouver un logement. Il a essayé de s’en sortir, il est allé à l’école pendant un temps », poursuit la femme. Son récit est ponctué de longs silences.

Rien n’a jamais fonctionné.

Un autre silence qui s’étire. « À 18 ans, il a tué son beau-frère. C’est triste. »

Le drame est survenu le 29 février 1988. Un conflit éclate entre Raphael et d’autres jeunes dans la réserve de Schefferville. Un homme de 21 ans intervient dans la dispute. Il meurt au cours du conflit, dans des circonstances nébuleuses. Le jeune Raphael André plaide coupable rapidement à l’accusation d’homicide involontaire.

« Une chicane de boisson », poursuit sa cousine, qui en a vu plusieurs.

Les projets du jeune adulte se sont émiettés, coincés dans l’engrenage de l’abus de substances et lessivés par sept années d’incarcération. Entre 18 et 25 ans, il est détenu au pénitencier de Sept-Îles. Au moment où les jeunes de son entourage trouvaient des emplois et songeaient à fonder une famille, il était derrière les barreaux.

« Il est parti dans la vie avec moins de chance que d’autres », explique Michel Savard, l’avocat qui le représentait à l’époque.

Surtout à cette époque, c’était facile de se procurer de l’alcool très jeune. Il y avait beaucoup moins de services. Il n’a pas été très chanceux.

Michel Savard, ancien avocat de Raphael André

MSavard se souvient d’un homme de peu de mots, calme et silencieux. Un gars costaud de 6 pieds et de 200 lb.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Raphael André

Il a reconnu son ancien client dans les journaux avec un pincement au cœur. « Ça ne m’a pas surpris d’avoir lu qu’il craignait une contravention, la nuit de son décès. C’était quelqu’un qui fuyait les confrontations. Ce n’est pas quelqu’un qui allait au-devant de situations périlleuses. Je ne peux pas témoigner de violences policières, car je ne le sais pas. »

« Je n’arrive pas à croire qu’il est décédé »

Natif de Matimekush-Lac John, communauté innue de Schefferville à 500 km de Sept-Îles, Raphael André vivait avec un problème de dépendance. Mais entouré de ses nièces et neveux, il redevenait lui-même. Ils n’ont que des mots doux pour le défunt.

« Il gardait mes jumeaux lorsque mon chum allait travailler. J’allais à l’école pendant une session ici à Sept-Îles », se rappelle sa nièce Pamela Vollant. Elle a pu terminer ses études en toute quiétude.

« Il a déjà vécu plusieurs années à Montréal à différentes périodes. Il n’a pas toujours été itinérant. Il descendait parfois à Schefferville pour voir sa famille. Bien sûr, il avait des problèmes de consommation, mais c’était quelqu’un de bon, de gentil, qui parlait à tout le monde. Je n’arrive pas à croire qu’il est décédé », décrit-elle avec émotion.

Quand La Presse l’a jointe jeudi soir, les préparatifs des funérailles allaient bon train. « Nous sommes catholiques. On a coutume de donner un lampion à chaque personne en souvenir de la personne décédée et on l’expose d’habitude directement dans la maison familiale. Une cérémonie communautaire suivra les funérailles à l’église de Matimekush, le village innu », poursuit Pamela Vollant.

La famille avait peu de nouvelles de Raphael depuis deux ans. Juste assez pour savoir que Napa se rendait souvent à l’oratoire Saint-Joseph, son endroit favori. Après ses visites, il se baladait en admirant les opulentes demeures du secteur.

Son père, Daniel André – un chasseur très connu dans la communauté –, lui envoyait souvent de l’argent et de la nourriture traditionnelle. Du caribou et de la perdrix des neiges. « Il était très fier de son père, car lors de la sédentarisation des Innus, certains ont perdu l’art de chasser », explique Pamela Vollant.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Raphael André

Rodrigue André se souvient des excursions avec son oncle Napa. Le surnom provient de Napaien, le prénom « Raphael » prononcé en innu.

J’avais 12 ans. Il m’a appris à pêcher avec une cannette, sans canne à pêche. C’était vraiment une belle journée. C’est ça qui compte.

Rodrigue André

En août dernier, Raphael s’inquiétait pour sa mère alors hospitalisée. « Peux-tu apporter des collations à neka [maman] ? Yogourt, jus, muffins. À l’hôpital, ils ne fournissent pas », demande-t-il à son neveu.

Relation tendue avec la police

Sa relation avec les policiers sera tendue tout au long de sa vie. « C’est difficile de revenir dans la société. Ils sont toujours après moi. Pourtant j’ai été en prison. J’ai fait mon temps », disait Raphael à sa cousine éloignée.

Un soir, ça dégénère. Particulièrement éméché, il aurait croisé des agents dans son patelin. Les regards se croisent et on en serait venu aux poings, raconte une personne présente peu après l’évènement qui préfère garder l’anonymat par crainte de représailles de la police.

« Il était pas mal magané dans la face ce soir-là. [Il] avait peur [depuis ce temps-là]. »

Le refuge

Le refuge La Porte ouverte était fermé quand Raphael est mort à deux pas de l’endroit. John Tessier, intervenant au refuge montréalais, est encore triste en y pensant « parce qu’il ne serait pas mort si on avait pu l’accueillir ».

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Le refuge La Porte ouverte

Le passé de Raphael ne change en rien son regard. Il appelait l’ambulance au besoin quand l’alcool prenait le dessus. « Est-ce qu’un pompier regarde un feu en se demandant comment l’incendie est arrivé ? Non. Il fait juste éteindre le feu. »

L’injustice qui frappe les sans-abri autochtones l’indigne. Certains craignent la police, d’autres évitent des refuges où ils se sentent discriminés. « Je pense que c’est ça, le racisme systémique. Moi, je suis sur le terrain. Je le vois, c’est quoi être dans la rue et autochtone », explique-t-il dans un long monologue.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Des sans-abri réunis mardi près du refuge La Porte ouverte, non loin de l’endroit où Raphael André est mort, dans la nuit de samedi à dimanche.

En point de presse, mercredi, le premier ministre François Legault s’est dit « touché comme tout le monde » par la mort de Raphael André. « Je veux dire, ce n’est pas normal, dans une société riche comme la nôtre, que quelqu’un meure dans une toilette chimique, a déploré le premier ministre. […] Et je veux d’ailleurs en profiter encore une fois pour offrir mes condoléances à la famille, mais aussi à toute la communauté innue, qui est parfois, là… puis on a déjà déposé un plan d’action, là, où il y a du travail à faire pour qu’ils soient traités de la même façon que tous les citoyens. »

Près du refuge, la veille, une femme avait pris la parole d’un ton bourru. « On est la street family de Raphael. C’était pas facile pour lui », avait-elle lancé, les lèvres gercées par les récents froids. Oui, il buvait. Se fâchait parfois. Insultait les gens, se disputait avec eux. Malgré tout, elle préférait se souvenir de ses blagues et de sa bienveillance.

Misère nocturne

L’intersection de l’avenue du Parc et de la rue Milton, où Raphael s’est éteint, a de quoi rebuter même les amoureux de la ville. Le coin s’est dégradé depuis quelques années. Jeudi soir, un livreur Uber se déplaçait sur le trottoir entre les effluves de Molson et une flaque de vomi brunâtre qui formait un cercle nauséabond et visqueux dans la neige duveteuse.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

L’intersection de l’avenue du Parc et de la rue Milton

Les gens sont peu nombreux à errer dehors quand le couvre-feu est en vigueur. Mais il y en a. Certains déambulent en marmonnant qu’ils savent où aller. D’autres, comme Jessie, demandent de l’argent aux rares passants. Il est 21 h 30. « Il y a des soirs où je dors en dedans, mais d’autres soirs où je ne sais pas où aller », dit-il, confus.

Plus loin, une poignée de tentes délabrées devant le magasin La Baie du centre-ville. Les occupants refusent de loger dans un refuge. Le bruit infernal d’un camion de déneigement couvre les gémissements d’un homme ivre qui vomit par terre.

La suite

17 janvier. Lizzie Akpaahatak observe de loin Raphael. Son acolyte s’est donné pour mission de faire un bonhomme avec la neige qui traîne au coin d’un trottoir. Rien à voir avec les œuvres d’art du parc La Fontaine. On fait avec les moyens du bord.

Raphael est retrouvé mort le lendemain. Il avait 51 ans.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Des fleurs ont été déposées à la mémoire de Raphael André, près de l’endroit où il a été retrouvé sans vie.

Quand elle a découvert le corps boursouflé, elle a prévenu un intervenant de La Porte ouverte. « C’est plate à dire, mais ce n’est pas notre premier. On est tous tristes, mais on apprend à passer à autre chose le lendemain », dit-il.

Deux jours plus tard, Lizzie a retrouvé son sourire. On le devine large sous son masque à la vue des petites rides qui décorent ses yeux en amande. Ses joues ont repris leur teinte violacée.

Elle chuchote une petite pensée pour « ce gars généreux qui [lui] a acheté de la bière une fois ».

Mais même son ton nonchalant ne peut dissimuler sa tristesse.