« Le présent décret ne s’applique pas aux particuliers qui sont sans-abri. »

C’est écrit noir sur blanc dans le décret du gouvernement ontarien donnant l’ordre de rester à domicile pour limiter la propagation de la COVID-19.

Doug Ford n’est pas exactement mère Teresa. Mais en une seule ligne, dès l’adoption du décret, c’était réglé. Il n’y a pas eu de controverse, pas de hauts cris. On n’a pas vu non plus un déferlement d’Ontariens déguisés en sans-abri s’amusant à défier le décret.

Une telle exemption est une simple question de gros bon sens et d’humanisme. On ne peut pas ordonner à des gens sans domicile fixe de rester à domicile. On ne peut pas non plus les punir davantage d’exister. La vie s’en charge déjà assez bien.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Des sans-abri attendent tout près du refuge La Porte ouverte, sur l'avenue du Parc, au centre-ville de Montréal.

Et pourtant… Au Québec, même après la tragédie annoncée de Raphael André, cet homme innu sans-abri qui craignait la police, mort caché dans une toilette portative une nuit de couvre-feu, le gouvernement Legault refuse toujours de faire une exception pour les personnes itinérantes.

Le premier ministre a dit craindre que des gens ne s’improvisent sans-abri pour éviter une contravention. Sérieux ?

Le comportement humain en temps de pandémie peut parfois être déroutant, c’est vrai. On l’a vu avec cette dame de Sherbrooke qui a promené son conjoint en laisse un soir de couvre-feu, en disant aux policiers qu’elle promenait en fait son chien – une exception prévue au décret.

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Il semble toutefois qu’il n’ait pas fallu une enquête policière complexe pour découvrir la ruse, appeler un chien un chien, un homme un homme, et remettre des constats d’infraction à ce drôle de couple qui a amusé les médias internationaux en ces temps où les sources d’amusement sont plutôt limitées.

Il semble qu’il n’ait pas fallu non plus faire appel au détecteur de mensonges ou à d’autres techniques d’enquête sophistiquées pour rétablir les faits. Non, madame… Le chien est peut-être le meilleur ami de l’homme, mais, selon nos sources policières, cet homme, fût-il en laisse, n’est pas un chien.

Pour justifier l’absence d’exemption pour les personnes en situation d’itinérance, le gouvernement Legault invoque une « complexité » et une « difficulté » d’application pour les policiers. Ils pourraient être confrontés à des gens peut-être aussi créatifs que cette dame tenant un faux chien en laisse. Des gens qui feraient semblant d’être sans-abri alors qu’ils sont juste sans-dessein.

Si tel était le cas, serait-il vraiment si sorcier pour des policiers de déjouer la ruse de ces sans-abri imaginaires ? S’ils les emmènent dans un refuge comme on leur demande de le faire, ne verront-ils pas tout de suite les plaisantins dévoiler leur véritable statut ?

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De nombreuses voix se sont élevées ces derniers jours, implorant le gouvernement Legault de faire preuve d’humanisme et de corriger le tir. Les organismes qui accueillent et défendent ces personnes qui comptent parmi les plus vulnérables de la société le prient de les entendre. Les trois partis de l’opposition sont d’accord. Près de 19 000 citoyens ont déjà signé une pétition sur le site de l’Assemblée nationale parrainée par la députée péquiste Véronique Hivon… Mais jusqu’ici, rien n’y fait.

Devant tant d’inflexibilité, la Clinique juridique itinérante, initiatrice de la pétition, s’est tournée vers la Cour supérieure, vendredi. Elle demande une suspension de l’application du couvre-feu pour les personnes en situation d’itinérance en faisant valoir que cela viole la Charte des droits et libertés, notamment le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. Elle fait valoir que le maintien du couvre-feu pour ces personnes est « inutile, arbitraire, disproportionné et cruel ».

Pourquoi cruel ? Notamment parce qu’il place ces gens devant des choix qu’aucun être humain ne devrait avoir à faire, les expose à des amendes qu’ils ne pourront jamais payer, contribue à leur surjudiciarisation et incite certains à se cacher dans des endroits dangereux pour eux, en plein hiver, par crainte de la police.

« Personne ne veut surjudiciariser nos citoyens en situation d’itinérance », m’a-t-on dit lundi au cabinet de la ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault.

Officiellement, personne ne veut ça, non. Mais cela reste une réalité impossible à nier. La judiciarisation de l’itinérance existait déjà avant la pandémie ; le couvre-feu ne peut que l’aggraver.

Si vous en doutez, jetez un coup d’œil aux données alarmantes de l’étude rendue publique cette semaine par l’Observatoire des profilages.

>CONSULTEZ l’étude 

Ce que nous dit cette étude, c’est qu’en dépit des bonnes intentions et des belles politiques officielles, les pratiques répressives à l’égard des personnes itinérantes en général et des personnes autochtones en particulier se sont amplifiées ces dernières années au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

La judiciarisation de l’itinérance fait, plus que jamais, partie des « pratiques courantes » du SPVM, « au mépris de l’ensemble des politiques de lutte contre les profilages social et racial », conclut l’étude dirigée par Céline Bellot, directrice de l’École de travail social de l’Université de Montréal et de l’Observatoire des profilages.

« La situation n’a jamais été aussi grave », me dit Céline Bellot, qui ne s’attendait pas à de tels résultats.

En 2012, les personnes en situation d’itinérance recevaient à elles seules près de 21 % de l’ensemble des constats d’infraction remis à Montréal pour des motifs de sécurité et d’ordre public. En 2018, cette proportion est passée à près de 40 %.

Pourtant, on sait que la voie de la répression n’aide en rien une personne dans la rue, souvent accablée par des problèmes de pauvreté, de santé mentale, de dépendance à l’alcool ou à la drogue, à s’en sortir. C’est contre-productif et ça coûte très cher pour rien. Les sommes englouties dans la judiciarisation seraient beaucoup plus utiles si elles étaient consacrées à des programmes sociaux.

Si on sait déjà tout ça, comment expliquer cet écart entre le discours officiel du SPVM de tolérance zéro à l’égard du profilage social et racial et les conclusions alarmantes de cette étude qui hurlent le contraire ?

Le SPVM l’explique en contestant les conclusions de l’étude. « Les données quantitatives et les constats émis auprès de ces personnes [en situation d’itinérance] ne sont pas représentatifs de la complexité et de l’ampleur du travail effectué sur le terrain par les policiers », m’a-t-on répondu par courriel.

« Le SPVM est fier de sa philosophie d’intervention qui continue d’évoluer au fil des ans et qui est fondée sur le travail en partenariat », dit-on, en citant notamment la patrouille mixte autochtone, l’EMRII (Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance) et l’ESUP (Équipe de soutien aux urgences psychosociales).

Ces réalisations ont du bon. « Ce sont de super initiatives, mais qui sont vraiment comme des équipes de troisième ligne, surspécialisées, qui travaillent avec la gestion de cas », souligne Céline Bellot. Suivre attentivement le dossier de 80 personnes par année permet de faire un travail de qualité auprès d’elles. « Or, les contraventions données par leurs collègues patrouilleurs produisent 1200 personnes judiciarisées qui pourraient être prises en charge par eux ! »

En d’autres mots, aussi bonnes soient-elles, ces initiatives ne font pas le poids pour venir à bout des pratiques répressives accablant un trop grand nombre de personnes sans-abri. Des gens pour qui la misère n’est pas un déguisement.