Des entreprises liées au crime organisé et des groupes accusés de fraude fiscale ont touché la Subvention salariale d’urgence du Canada (SSUC), révèle une compilation effectuée par La Presse. Alors qu’une enquête est menée sur ce programme par la vérificatrice générale, Ottawa affirme qu’il a été conçu dans l’urgence pour protéger les Canadiens, « peu importe où ils travaillent ».

Une liste publiée sans tambour ni trompette par l’Agence du revenu du Canada (ARC), il y a quelques semaines, dévoile l’ensemble des organisations qui ont eu accès à la SSUC. Ce programme, créé le printemps dernier, finance 75 % de la masse salariale des entreprises. Il a coûté 55 milliards en fonds publics.

On y apprend que Solid Gold, un club de danseuses que la police a souvent associé au crime organisé, a reçu l’aide du gouvernement. Les autorités ont longtemps considéré cet établissement comme le quartier général de l’influent mafieux calabrais Moreno Gallo, expulsé du pays pour grande criminalité en janvier 2012 et assassiné l’année suivante au Mexique. Ces dernières années, des incendies criminels et des coups de feu sont survenus à proximité du Solid Gold.

Le Pro Gym, considéré par la police comme relié aux Hells Angels depuis des années, a reçu cette subvention. Mi-décembre, La Presse rapportait que les policiers montréalais avaient des individus et leurs conjointes dans leur ligne de mire à la suite d’une perquisition effectuée dans cet établissement, dans le cadre d’une enquête sur le blanchiment d’argent et le recyclage de produits de la criminalité.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Christian Ménard, vice-président du Pro Gym, lors d’une conférence de presse où il agissait comme porte-parole d’un groupe de propriétaires de gyms et de salles de yoga qui ont annoncé leur intention de défier les consignes sanitaires

Celui qui se présente comme le vice-président du Pro Gym, Christian Ménard, est un Hells Angel de la section de Sherbrooke. Il a récemment agi comme porte-parole d’un groupe de propriétaires de gyms et de salles de yoga qui ont annoncé leur intention de défier les consignes sanitaires. « La subvention a servi à payer une partie des salaires des employés avec qui nous avons gardé un lien d’emploi », a assuré M. Ménard à ce sujet. La plupart des autres groupes cités dans ce reportage n’ont pas souhaité commenter.

Des entreprises appartenant à des individus reconnus coupables de fraude fiscale par Revenu Québec ont aussi obtenu de l’aide fédérale. C’est le cas de Guy Alarie, un Montréalais qui a été condamné à payer des amendes totalisant 100 000 $ en novembre dernier, pour avoir frauduleusement demandé des remboursements de taxes par l’entremise de son entreprise à numéro. Il avait alors été condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis de six mois. Son organisation est inscrite au Registre des entreprises non admissibles aux contrats publics (RENA).

Le groupe Blue Spike Beverages Inc., qui a été condamné à payer plus de 1 million de dollars d’amende en octobre pour avoir fait des déclarations fausses ou trompeuses, a aussi reçu une aide gouvernementale. Tous les administrateurs de l’organisation sont dans la ligne de mire de Revenu Québec depuis le début de 2020.

Une liste qui s’allonge

Fin décembre, Le Journal de Montréal rapportait que l’ARC a aussi approuvé des subventions salariales à des filiales canadiennes de banques chinoises, soit la Bank of China et l’Industrial and Commercial Bank of China, à des groupes qui militent contre l’avortement, comme la Campaign Life Coalition et le Canadian Center for Bio-Ethical Reform, ou encore à des salons de massage érotique. Selon nos données, au moins cinq d’entre eux ont reçu la subvention, trois situés dans la région de Montréal, deux à Ottawa.

MCAP, une entreprise d’hypothèques dont le vice-président est Rob Silver, le mari de la cheffe de cabinet de Justin Trudeau Katie Telford, a aussi obtenu cette subvention. En août, des médias avaient rapporté que M. Silver avait contacté le personnel du cabinet du premier ministre et du ministre des Finances de l’époque, Bill Morneau, pour demander des changements au programme, afin d’y être admissible.

Nous avons consulté le commissaire au lobbying du Canada en janvier [2020] afin d’établir des critères et des protocoles appropriés pour tout engagement avec le gouvernement. À ce titre, MCAP, ses employés et ses dirigeants se sont conformés de façon stricte aux directives ainsi qu’à toutes les lois applicables.

Hailey MacKinnon, porte-parole de MCAP

WE Charity (UNIS en français) se retrouve aussi sur cette liste. L’été dernier, l’organisme avait été plongé dans un scandale après que Justin Trudeau l’eut chargé – sans appel d’offres – de gérer un programme de bénévolat étudiant de 900 millions. Le programme, qui aurait permis à WE Charity d’obtenir près de 43 millions en frais de gestion, a été mis sur la glace début juillet, après qu’il eut été révélé que des membres de la famille Trudeau ont touché près de 350 000 $ en cachets pour des discours prononcés lors d’évènements de l’organisme. Il n’a pas été possible de joindre WE Charity.

La survie financière d’abord

Au cabinet de la ministre des Finances, Chrystia Freeland, on indique que la subvention salariale a d’abord été « conçue pour protéger les emplois ». « En protégeant les emplois des Canadiens, peu importe où ils travaillent, nous avons aidé 4 millions de personnes à avoir un toit et à payer l’épicerie lorsque nous luttons contre la pandémie », martèle l’attachée de presse, Katherine Cuplinskas. Si le programme a été monté dans l’urgence, alors que la pandémie de COVID-19 a ravagé les revenus et les moyens financiers des entreprises à travers le pays, des sanctions financières ont tout de même été mises en place.

La subvention salariale ne peut être utilisée que pour la rémunération d’un employé. Si un employeur abuse de ces fonds, les pénalités peuvent inclure le remboursement de la subvention, une pénalité additionnelle de 25 %, et potentiellement l’emprisonnement en cas de fraude.

Katherine Cuplinskas, du cabinet de Chrystia Freeland

L’Agence du revenu du Canada (ARC), elle, indique que « les organisations inscrites sur la liste ont satisfait aux critères d’admissibilité ». Ceux-ci sont les suivants : avoir un compte de retenues sur la paie en date du 15 mars 2020, être un employeur enregistré dans un certain domaine et, surtout, avoir connu une baisse de revenus importante. Les informations fournies par Ottawa ne permettent pas de savoir quel montant chaque entreprise a reçu.

« Si, lors des vérifications, il est déterminé qu’une organisation n’avait pas droit aux paiements de la subvention, elle sera tenue de les rembourser », précise une porte-parole de l’ARC, Pamela Tourigny, en soulignant que l’agence fédérale entreprend actuellement « un processus complet d’évaluation pour examiner les demandes de subvention, soit pendant les étapes de paiements anticipés et après paiements ».

Plus tôt, La Presse rapportait que la vérificatrice générale du Canada, Karen Hogan, produirait un rapport ce printemps sur la subvention salariale. Son bureau s’emploie depuis quelques mois à passer au peigne fin les tenants et aboutissants de ce programme. L’objectif de l’examen est de déterminer s’il y a eu des abus. Il vise deux entités, soit le ministère des Finances, qui a accouché du programme, et l’ARC, qui l’administre.

« L’éthique n’est pas très importante »

Pour le professeur Germain Belzile, de HEC Montréal, bon nombre de ces subventions accordées par le fédéral sont particulièrement choquantes quand on sait que « ce n’est pas l’argent du gouvernement, mais bien celui de nos impôts ».

« Reste que je ne suis pas tellement surpris, nuance l’expert. Quand vous dépensez votre propre argent, vous êtes minutieux, mais quand les politiciens dépensent de l’argent public, ce n’est pas les mêmes incitatifs. Ils veulent un résultat en termes d’appuis politiques aux prochaines élections. L’intérêt premier n’est donc pas d’être éthique, mais bien de montrer qu’ils ont soutenu l’économie avec des dépenses fortes. »

Dans un programme comme la subvention salariale, la réalité est que l’éthique n’est pas très importante. Elle le devient seulement le jour où le public s’en préoccupe.

Germain Belzile, professeur à HEC Montréal

M. Belzile affirme qu’un sérieux « post-mortem » devra être fait sur ce programme. « Il faut qu’on évalue l’effet de ce programme, et qu’on dise clairement ce qui a été mal fait, ce qu’on ne fait jamais au gouvernement, soutient-il. On ne voit jamais une évolution rigoureuse des programmes, comme s’ils n’apprenaient pas de leurs erreurs, décennie après décennie. »

À l’Université de Montréal, l’économiste Michel Poitevin pense aussi qu’une enquête est de mise. « Ça serait la bonne chose à faire. On a ouvert les coffres en urgence, et tant mieux, mais il se peut maintenant qu’on doive aller chercher l’argent qui n’aurait pas dû s’y rendre », dit l’expert. « Du jour au lendemain, les gens se sont retrouvés avec plus aucune rentrée d’argent, donc il fallait sortir le cash vite. Cette vitesse-là a imposé des risques. Je suis sûr qu’il y a des vérifications informatiques qui peuvent se faire assez vite, pour faire un premier screening », résume M. Poitevin.

Il appelle Ottawa à « mettre plus de rigueur » dans les processus d’octroi « urgents » et à tirer des leçons sur la gestion des finances en temps de crise. « Il faut mieux informatiser les systèmes et se parler davantage d’un ministère à l’autre, bref, qu’il y ait plus de transparence », conclut le professeur.

– Avec Daniel Renaud et Vincent Larouche, La Presse