« Pourquoi, monsieur, vous portez ça ? »

C’est la question très souvent posée au bénévole Waguih Geadah par les élèves du centre des jeunes de Parc-Extension qui l’ont vu offrir ses services d’aide aux devoirs le visage recouvert d’un drôle d’appareil de protection respiratoire à air filtré.

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Waguih Geadah offre ses services d’aide aux devoirs le visage recouvert d’un drôle d’appareil de protection respiratoire.

« Les jeunes trouvent que j’ai l’air bizarre ! C’est vrai que ç’a l’air fou ! », lance en riant l’ex-ingénieur de 72 ans, spécialiste en ventilation industrielle dans une autre vie.

Le bidule en question, qu’il a commandé en ligne et modifié lui-même, est en fait un appareil chinois conçu pour faire du sport dans des endroits pollués.

M. Geadah n’est pas un adepte du jogging par temps de smog, mais il s’adonne à un autre sport potentiellement dangereux : faire du bénévolat avec des ados en temps de pandémie lorsqu’on a 72 ans. Pour y arriver, il préfère risquer d’avoir l’air fou que risquer d’attraper la COVID-19, même s’il sait que son appareil artisanal ne protège pas à 100 % et ne répond pas aux normes de santé et de sécurité au travail –n’essayez pas ça à la maison ou à l’école, comme on dit…

Il faut dire que M. Geadah, dont je vous avais déjà parlé, n’est pas du genre à faire les choses comme tout le monde. À sa retraite, il rêvait de devenir enseignant au secondaire. À 70 ans, il est retourné sur les bancs de l’université. Il y a un mois, après avoir suivi cinq cours de maîtrise à l’UQAM, il a reçu son permis d’enseignement temporaire.

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Jusqu’en décembre, avec son masque bizarre de joggeur dans le smog, M. Geadah offrait donc ses services d’aide aux devoirs quelques heures par semaine au Centre jeunesse unie de Parc-Extension, un organisme communautaire qui fait un travail précieux auprès de jeunes Montréalais de milieu défavorisé.

Préoccupé par la transmission de la COVID-19 par aérosols, M. Geadah invitait les élèves à travailler dehors autant que possible. Puis, lorsque le froid a rendu la chose impossible, on s’est assuré de garder les fenêtres ouvertes pour assurer une ventilation naturelle. Pour freiner la propagation du virus, le directeur de l’organisme, Richard Vachon, a aussi mis sur pied un protocole sanitaire complet – distanciation, lavage des mains, masques pour tous ainsi que visières ou plexiglas pour les enseignants, etc. – qui a été révisé par des experts en santé publique.

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Avec l’arrivée de l’hiver, Waguih Geadah a proposé au directeur de son organisme, Richard Vachon (à gauche), d’installer un système de ventilation mécanique peu coûteux, qui respecte les normes.

Avec l’arrivée de l’hiver, alors qu’il devenait plus difficile d’ouvrir les fenêtres pour assurer une ventilation naturelle, M. Geadah a proposé au directeur d’installer un système de ventilation mécanique peu coûteux, qui respecte les normes. Avec 950 $, on a acheté huit ventilateurs, huit plexiglas, du carton et du ruban adhésif.

« La ventilation a été installée et fonctionne très bien. Cela contraste avec les écoles qui tardent à appliquer ce moyen de prévention de propagation du virus », souligne l’ex-ingénieur qui a demandé à un ancien collègue, hygiéniste du travail à la retraite, de venir faire des tests à l’aide d’un détecteur de CO2.

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Un ancien collègue de Waguih Geadah, qui est hygiéniste du travail à la retraite, a accepté de venir faire des tests à l’aide d’un détecteur de CO2.

Alors que la question de la prévention de la transmission de la COVID-19 par aérosols divise les experts au Québec, M. Vachon se réjouit d’avoir réussi, avec peu de moyens et beaucoup de débrouillardise, à prévenir toute éclosion dans ses locaux, bien qu’ils se trouvent en zone rouge foncé. « Nous n’avons pas attendu que tout le monde soit d’accord. Nous avons créé notre solution et ça marche ! »

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Ne pas attendre que tout le monde soit d’accord pour appliquer des mesures de précaution en matière de ventilation en temps de pandémie. C’est ce que l’on a déjà fait aussi dans certaines écoles du Québec, notamment dans le réseau public anglophone et certaines écoles privées, en installant des purificateurs d’air portatifs à filtres HEPA (pour high efficiency particulate air filter) dans les classes privées d’air frais.

Vendredi, en rendant publics des rapports d’experts sur la ventilation, le ministre de l’Éducation Jean-François Roberge et le DRichard Massé, conseiller médical stratégique à la Direction générale de santé publique, ont dit ne pas recommander l’installation de tels purificateurs d’air dans les classes mal ventilées de la province – seulement 3 % des classes, selon l’analyse d’un échantillonnage aussi rendue publique vendredi.

On ne dit pas que cette mesure ne fonctionne pas, mais plutôt que l’on n’en a pas fait la démonstration. On craint que cela crée un « faux sentiment de sécurité » qui fasse oublier aux élèves les autres consignes sanitaires. On craint aussi que ça puisse même entraîner des risques en brassant l’air. Et on précise que pour que ce soit efficace, il faudrait en installer un trop grand nombre dans chaque classe.

Que dit le ministre aux parents confus et inquiets qui déplorent des mesures de prévention à deux vitesses – purificateurs au privé ou dans des écoles publiques anglophones, mais pas de purificateurs dans le réseau public francophone ?

« Je pense que les chiffres parlent d’eux-mêmes. Au-delà des perceptions, il y a les tests scientifiques. Il y a des mesures avec des outils calibrés faits par des experts qui viennent les rassurer bien plus que n’importe quel discours de n’importe quel ministre ou député de l’opposition. Il faut se fier aux mesures scientifiques précises et aux barèmes précis. »

Le rapport dit qu’installer des purificateurs d’air peut comporter des risques plus grands que le bénéfice, souligne M. Roberge. « Le principe de précaution nous invite à ne pas en installer. »

Il faut se fier à la science, dit le ministre. On est parfaitement d’accord.

J’ai demandé à Jose-Luis Jimenez, une des sommités internationales sur la transmission par aérosols, professeur de chimie à l’Université du Colorado, ce qu’il pensait de l’affirmation de notre ministre de l’Éducation sur les purificateurs d’air en classe qui pourraient être plus dangereux qu’utiles, selon la science.

« Je voudrais savoir à quelle science il se réfère. Je n’en ai vu aucune qui puisse étayer une telle affirmation. Et il est clair que les filtres HEPA fonctionnent très bien pour éliminer les aérosols des espaces intérieurs », m’a répondu le professeur Jimenez, en citant en exemple une étude allemande de chercheurs reconnus portant sur les aérosols (1).

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Il arrive parfois que des recommandations des autorités sanitaires soient davantage fondées sur les budgets que sur la science, observe M. Jimenez, qui est l’un des signataires de la lettre d’experts publiée lundi réclamant que l’on écoute ce que dit la science au sujet de la transmission par aérosols.

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Le chercheur me donne l’exemple d’un lanceur d’alerte travaillant pour une administration régionale, en Espagne, qui lui a confié qu’il devait rédiger un document expliquant pourquoi les filtres HEPA n’étaient pas utiles.

« La vraie raison était que, s’ils reconnaissaient leur utilité, ils devaient les payer, mais n’avaient pas le budget pour le faire. Les raisons de BS [bullshit] qui ont été données ressemblaient à ce que dit votre ministre. Je ne sais pas si la même dynamique joue au Québec, ou s’ils croient vraiment ce qu’ils disent. »

Je ne le sais pas non plus. Mais le principe de précaution invite à se poser sérieusement la question.

En entendant le ministre et le DMassé parler du « faux sentiment de sécurité » que provoquerait l’ajout de purificateurs d’air, on a l’impression d’entendre exactement le même discours que tenait le DHoracio Arruda sur le port du masque au printemps. Les preuves semblaient aussi insuffisantes pour le recommander. Finalement, non seulement on le recommande, mais il est devenu obligatoire et on admet qu’il peut sauver des vies.

Tout en sachant que le purificateur n’est qu’une mesure parmi d’autres dans les classes mal ventilées, le principe de précaution ne commande-t-il pas d’être encore une fois plus vigilant plutôt que moins ?