Ce matin-là, sous leur masque, des larmes coulaient.

C’était mardi à l’école arménienne Sourp Hagop, à Montréal. J’avais rendez-vous avec des élèves de cinquième secondaire pour parler du conflit au Haut-Karabakh.

Pour bien des gens, ce conflit meurtrier, éclipsé par la pandémie et l’élection américaine, est tout au plus un entrefilet. Pour eux et tous les Arméniens de la diaspora qui ont les pieds ici, le cœur en Artsakh – le nom arménien du Haut-Karabakh –, il s’agit d’une question existentielle.

Dans les heures qui ont précédé notre rencontre, après 44 jours de combats dans la république arménienne autoproclamée de l’Artsakh, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont signé, sous l’égide de Moscou, un accord de cessez-le-feu total. Mais pour le peuple arménien, le feu qui couve n’a pas cessé pour autant, bien au contraire. Devant un président azéri, soutenu par la Turquie, qui se félicitait haut et fort d’avoir « chassé » les Arméniens de ses terres « comme des chiens », il allait de soi que cette « paix » n’en était pas vraiment une. Plutôt un douloureux rappel que les fantômes du génocide, qui a emporté 1,5 million d’Arméniens il y a un siècle, dont quelques branches de mon propre arbre généalogique, ne sont jamais bien loin.

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À la dernière minute, la directrice, Lory Abrakian, a pensé qu’il valait peut-être mieux annuler notre rencontre. Elle craignait que les élèves soient trop bouleversés.

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Lory Abrakian, directrice de l’école arménienne Sourp Hagop

Elle-même petite-fille d’un survivant du génocide arménien, la jeune directrice de 35 ans, née à Montréal, avait la gorge nouée. C’est le devoir de l’école d’enseigner à la fois la mémoire et l’espoir. Mais il y a de ces matins où c’est plus difficile.

« J’ai peur que les élèves n’aient pas de mots, que des larmes… »

En les écoutant prendre la parole à tour de rôle, émus, indignés et éloquents, il a fallu se rendre à l’évidence. Le plus souvent, ils avaient les mots, nous avions les larmes.

C’est Aleek, la première, qui a pris la parole. Malgré son jeune âge, elle a déjà vécu deux exils. Née en Irak, elle y a été chassée une première fois par la guerre. Sa famille s’est réfugiée en Syrie en espérant y trouver la paix. « Mais comme vous le savez, il y a eu une autre guerre… Je suis venue au Canada pour avoir la paix, me sentir en paix ici. Mais maintenant, je ne suis pas en paix. »

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Aleek Hagopian, élève de cinquième secondaire à l’école arménienne Sourp Hagop

Sa voix s’est brisée en évoquant les adolescents de son âge morts en tentant de défendre leurs terres. « Je suis vraiment blessée par ce qui se passe en Arménie. Je ne peux vivre ici tranquille quand je sais que mon peuple là-bas est en train de mourir. »

Elle évoque le sentiment d’impuissance de la diaspora arménienne. « Ce conflit n’est pas juste un conflit territorial. C’est le conflit de la survivance du peuple arménien. »

À ses côtés, Tro fait oui de la tête. Il a beau être né ici, lui aussi peine à se sentir en paix. Au fil des 44 jours de conflit, il a senti la colère monter en lui. « Plus les jours passaient, plus j’étais fâché. Pas juste envers l’Azerbaïdjan, mais envers les pays démocratiques comme le Canada, où il y a une grande population arménienne. »

De nombreuses voix se sont élevées depuis six semaines critiquant notamment le silence et l’inaction du gouvernement canadien. Et puis ? Et puis… rien. « Tout le monde a vu les choses inhumaines qui se passaient en Artsakh. Mais personne n’a rien fait. La seule chose qu’on a faite, c’est parler… »

Pour Martin, qui est né en Arménie et vit au Québec depuis deux ans seulement, la douleur est plus vive encore. Car les conséquences meurtrières du conflit ont pour lui des visages et des noms. « J’ai perdu un ami… Un ami avec qui j’ai grandi. Je ne peux pas décrire les émotions que j’ai ressenties pendant ces jours-là. »

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Martin Yeremyan, 18 ans, né en Arménie, a perdu un ami d’enfance, mort au combat en Artsakh.

Serli, Syrienne d’origine arménienne vivant au Québec depuis cinq ans, se demande ce que cela prendrait pour que le sort funeste du peuple arménien suscite autre chose que de l’indifférence. « Ce qu’on veut, c’était juste la paix et rien d’autre. »

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Serli Aharonian, Syrienne d’origine arménienne, vit au Québec depuis cinq ans. À son côté, Rima Kharsafdjian.

Rima – une homonyme – pense sans cesse à la famille chez qui elle demeurait lors d’un séjour en Artsakh. Elle s’était prise d’affection pour les enfants de la famille. « Comment vivent-ils maintenant ? Leur frère et leur père étaient à la frontière en train de défendre le pays, en train de défendre leur maison, la famille… »

« Je suis ici et je vis dans la paix. Mais mon cœur ne vit pas dans la paix. Le cœur des Arméniens n’est pas en paix. Parce que l’Artsakh vit des injustices et de la cruauté qui est inhumaine. »

Au fond de la bibliothèque, Houry Dalalian essuyait ses larmes en écoutant ses élèves. Enseignante d’éthique et de culture religieuse, elle a tenté depuis le 27 septembre de trouver des projets pour apaiser la peine de ses élèves. Une peine qu’elle partage, elle aussi. Après le cessez-le-feu, vécu comme une capitulation de l’Arménie, un élève lui a dit : « Ça ne sert plus à rien, on a perdu l’Artsakh. »

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Tro Melkonian, élève de cinquième secondaire de l’école arménienne Sourp Hagop, et l’enseignante Houry Dalalian

« Je lui ai dit : “Non, il faut garder l’espoir.” Moi, en tant que prof, mon rôle, c’est de parler d’espoir. »

Houry Dalalian a proposé aux enseignantes de français de faire écrire aux élèves des lettres aux médias. « Il s’agissait de sensibiliser la population québécoise. Car même si on en parle un peu, personne ne comprend l’ampleur de ce que les Arméniens de la diaspora vivent », observe l’enseignante Myriam Lauzon, qui est tombée amoureuse de la culture arménienne lorsqu’elle a commencé à enseigner à l’école Sourp Hagop, il y a six ans.

Myriam Lauzon a accompagné ses élèves lors d’un voyage en Arménie en 2018. « En Artsakh, ce qui m’a marquée, c’est la fierté des gens. Les drapeaux arméniens sont partout… Et je n’avais pas réalisé à quel point cette fierté était importante à démontrer parce qu’ils se sentaient menacés. »

Elle y a vu une ressemblance avec la fierté québécoise et la volonté de préserver une culture minoritaire. « Dans le cours de français, j’essaie beaucoup de jouer là-dessus, de faire comprendre aux élèves que le français, ici, il faut en être fier, il faut le protéger. Je pense que c’est une fibre avec laquelle on communique bien, les élèves et moi. Parce qu’ils comprennent très bien l’importance de la préservation d’une culture et d’une langue. »

Sa collègue Marika Langlois, qui a aussi fait le voyage, avait les yeux rougis en écoutant ses élèves. En suivant les nouvelles crève-cœur d’Artsakh, elle a reconnu des lieux qu’elle avait visités et qui sont aujourd’hui détruits. Comme à Chouchi, où la cathédrale arménienne a été bombardée par l’Azerbaïdjan.

« Je ne peux pas comprendre tout ce que vous ressentez. Mais je me souviens que lorsqu’on a visité cette église à Chouchi, j’ai allumé une chandelle pour mon père qui est décédé. Juste de voir que cette église a été bombardée, ça m’a donné une infime partie de votre douleur. Je tiens à vous dire qu’on est là, avec vous, même si on a de la difficulté à comprendre. On va faire tout ce qu’on peut pour vous aider pour affronter cette dure épreuve. »

Sa voix s’est étouffée dans des sanglots.

C’est mon homonyme Rima qui a eu le mot de la fin.

« Il est temps que le monde change, que le système change et que les droits humains soient la priorité. Parce que, comme on l’a vu, malheureusement, ce n’est pas la priorité. »

La cloche a sonné. L’heure était venue de retourner en classe. D’apprendre à écrire le monde, en attendant de le changer.

Ottawa salue la fin des combats

Alors que des voix de la diaspora arménienne se sont élevées pour critiquer le silence et l’inaction d’Ottawa et exiger que le Canada reconnaisse l’indépendance de la République d’Artsakh, le Montreal Institute for Genocide and Human Rights Studies et d’autres défenseurs des droits de la personne demandent notamment que le gouvernement canadien « condamne fermement la récente agression menée par l’Azerbaïdjan et la Turquie contre la République de l’Artsakh et le peuple arménien », « maintienne en permanence l’interdiction de vente de matériel militaire canadien à la Turquie » et « s’abstienne de participer à des transactions d’armes avec la Turquie et l’Azerbaïdjan, car de nombreuses preuves indiquent leurs intentions génocidaires ».

« Le Canada salue la fin des combats au Haut-Karabakh. Nous appelons toutes les parties à mettre en œuvre l’accord de cessez-le-feu et à assurer la protection de tous les civils », a indiqué par courriel une porte-parole d’Affaires mondiales Canada.

« Le Canada continue d’appuyer le Groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe [OSCE] et est prêt à contribuer à ses travaux en cours. »

Au début du mois d’octobre, à la suite d’allégations rapportées par le Globe and Mail selon lesquelles des technologies canadiennes auraient été utilisées dans le conflit militaire au Haut-Karabakh, le ministre des Affaires étrangères, François-Philippe Champagne, a ordonné à Affaires mondiales Canada de mener une enquête à ce sujet et a suspendu les permis d’exportation vers la Turquie qui auraient été utilisés à mauvais escient.

« Le Canada continuera à examiner attentivement toutes les licences d’exportation et les demandes de licences d’exportation pour les biens et les technologies contrôlés, y compris vers la Turquie, afin de s’assurer qu’elles sont conformes à nos obligations juridiques légales et à la protection des droits de la personne et des lois humanitaires internationales. »