J’ai de vagues souvenirs du 2 Pierrots, dont on a appris la fermeture le week-end dernier, après avoir vu défiler pendant 46 ans des milliers de chanteurs et des milliards de pichets de bière en fût. J’ai dû y aller une ou deux fois dans ma vie.

Originaire de l’Outaouais, alors que le 2 Pierrots vivait de grands jours, je fréquentais plutôt Les Raftmen, à Hull. Chaque grande ville du Québec, de Sherbrooke à Trois-Rivières, de Québec à Jonquière, avait son 2 Pierrots ou ses Raftmen.

On y voyait défiler les mêmes artistes, on y entendait les mêmes chansons, celles de Paul Piché, Louise Forestier, Les Karrick, Gaston Mandeville, Beau Dommage ou Claude Gauthier.

Ces bars folkloriques suivaient la vague des premières boîtes à chansons du début des années 1960, là où Pierre Calvé, Renée Claude, Raymond Lévesque, Clémence DesRochers, Pauline Julien et combien d’autres ont établi les bases de la chanson québécoise.

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Le 2 Pierrots, rue Saint-Paul, dans le Vieux-Montréal

Dans ces boîtes à chansons, où on ne buvait pas d’alcool mais où on se rattrapait sur les cigarettes, on y venait pour écouter les artistes. Dans les bars folkloriques comme le 2 Pierrots, on y venait pour avoir du plaisir, pour se retrouver entre amis, pour finir la soirée de son anniversaire à quatre pattes devant la cuvette de la toilette.

Après la vague folklorique des années 1970, le 2 Pierrots a connu toutes sortes de vagues. Les guitares 12 cordes ont fait place aux synthétiseurs et, plus tard, aux guitares électriques. Plusieurs jeunes artistes y ont fait leurs débuts. Souvent portés par le public, parfois humiliés par son indifférence.

« There’s no business like show business. »

Je suis frappé de voir le déferlement d’amour et d’émotion sur les réseaux sociaux depuis l’annonce, dimanche soir, de la fermeture du 2 Pierrots. Même si la plupart des anciens fidèles qui pleurent la disparition de ce bar n’y mettaient plus les pieds depuis des lunes, ils sont des milliers à décrire leur peine. Et leur nostalgie.

Car il s’agit de cela. Ce n’est pas une boîte à chansons qu’on enterre, ce sont les souvenirs de vie. Une femme a écrit sur Facebook qu’elle avait rencontré son mari à cet endroit, et quand leur fils a eu 18 ans, c’est là qu’ils sont allés célébrer son anniversaire.

Ce sont ces fragments de vie qu’on ne veut pas voir partir.

Pendant que le 2 Pierrots tentait de survivre aux tendances très changeantes du monde des bars, on savait au fond de nous qu’une part de nos années de jeunesse continuait de flotter au-dessus des tables et dans les effluves de houblon.

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Marilou Sciascia Ruel, propriétaire du 2 Pierrots

Mais apprendre que ce bar n’existera peut-être plus dans sa forme actuelle, qu’il laissera sa place à une boutique de souvenirs ou qu’il sera transformé en bureaux d’agence de pub a brutalement rappelé qu’un simple bar est aussi le tombeau de notre mémoire.

Il en est ainsi chaque fois qu’un lieu public qui a marqué une génération ou une époque décroche son enseigne. J’ai des amis qui me parlent encore du California et de ses tea-dance du dimanche après-midi. D’autres s’ennuient du Lime Light, du Vol de nuit, du Business, du Passeport ou du Garage.

On ne va quand même pas remonter jusqu’à la Casa Loma ou au Faisan Doré, mais il faut comprendre de cela que la nostalgie frappe tout le monde. La génération Y vivra la même tristesse quand le Ping Pong Club, le Henrietta, le Datcha ou la Buvette chez Simone (à moins que ces bars se rendent jusqu’à 2080) cesseront de servir des mojitos ou des ginbul.

Le 2 Pierrots a connu son apogée au milieu des années 1970, au moment où la fièvre souverainiste était à son zénith. On chantait en chœur des chansons québécoises, faites par des créateurs québécois et offertes par des chanteurs québécois, chemise à carreaux et bottes de construction comprises.

Cela fait aussi partie de la nostalgie.

Aujourd’hui, plutôt que de chanter à tue-tête au-dessus d’un courageux chanteur venu de Joliette avec sa guitare, on préfère hurler au-dessus d’un ami un brin égocentrique qui interprète My Heart Will Go On dans un bar de karaoké.

Remarquez que dans les deux cas, il y a un point commun : tout le monde fausse.

Les bars ont la vie dure. La pandémie n’aide pas les choses. Les gens préfèrent se retrouver en petits groupes à la maison, me disaient des spécialistes de la vie nocturne récemment. Les sites de rencontre font le reste.

Ça, c’est la chose la plus affligeante de la longue agonie des bars.

Chanter Le géant Beaupré sur Tinder, ça ne crée pas de beaux souvenirs. Encore moins de la nostalgie.

Allez, le 2 Pierrots, porte ton verre au frontibus, au neztibus, au mentonbus, au ventribus, au sexibus et glou et glou et glou…