Une petite ville à mi-chemin entre San Antonio et Houston. Une ville sans signe distinctif. Small town America. On arrête cinq minutes pour mettre de l’essence. Dans le dépanneur attenant, autour d’un réchaud où s’ennuient des morceaux de poulet frit un peu gris, on remarque qu’il y a moins de gens qui portent un masque. Il y avait ce type sorti d’un pick-up de belle taille. Ce n’est pas tant qu’il n’en portait pas, c’est qu’il me regardait comme si j’avais mis une bouée de sauvetage pour nager dans la barboteuse.

À la sortie, dans la bretelle me ramenant sur l’autoroute, il y avait cet énorme panneau pour Trump : « la majorité silencieuse s’est réveillée ».

J’ai pris une photo à travers mon pare-brise, mais simplement pour prendre une note. J’avais de la route à faire. Je n’y ai plus pensé.

Cette affiche m’est revenue mardi soir en voyant défiler les résultats. Il n’y a pas de plus grand cliché politique que la « majorité silencieuse ». On peut lui faire dire ce qu’on veut : elle ne parle pas. C’est comme essayer de deviner à quoi pense un achigan. On ne peut pas vous contredire là-dessus.

PHOTO YVES BOISVERT

Un panneau pour Trump sur lequel est écrit : « La majorité silencieuse s’est réveillée »

Et pourtant, elle existe. J’écris tout ceci en sachant qu’on ne sait pas. Peut-être ce sera Biden, peut-être ce sera Trump. Il reste des millions de votes à compter. Mais on ne voit nulle part de vague bleue, ni rien d’extraordinairement définitif pour les démocrates.

Jusqu’à quel point les sondages se sont trompés, on ne le sait pas encore. Mais à l’heure qu’il est, ceux qui ont le mieux lu les intentions de vote sont ceux qui ont mis les deux candidats à quasi-égalité.

Et c’est, une fois de plus, ce qui nous semble incompréhensible. Comment peuvent-ils être même proches ? Après ces années de chaos, cette fatigue générale, cette gestion « désastreuse » de la pandémie ?

Il faut, pour essayer de commencer à comprendre, arrêter de regarder ce qui se passe aux États-Unis avec nos yeux. Des yeux de gens qui auraient voté à 90 % ou 80 % pour Biden. Les partisans de Trump qu’on peut connaître de notre côté de la frontière sont beaucoup plus marginaux, finalement.

Ce vote silencieux, ce vote sans pancarte, ce vote de celui qui n’est pas tonitruant comme un commentateur de Fox News, mais qui vote quand même pour Trump, il est fort, il est multiple, il est convaincu. Ce tout petit groupe d’indécis dans les derniers sondages américains, peut-être est-il justement ça : silencieux. Discret. Pas le goût de se chicaner avec le voisin, mais avec des intentions claires.

Ce ne sont pas ceux des « rallies », qui font la queue sans masque pour aller voir Trump dans un aéroport. Et Dieu sait que pour un type qui se relève de la COVID-19, il en a fait des rassemblements, il a tenu le coup de manière incroyable.

Non, ceux-là sont tous ces autres gens qui, sans aimer Trump, sont encore plus inquiets de voir leur pays changer encore plus, et trop vite. Ce n’est pas la mort (déplorable, certes) de George Floyd qui les bouleverse ; c’est le désordre qui a suivi. Ils ne portent pas de pancarte, mais ils n’aiment pas ce qu’ils voient. Et puis, ces Noirs qui meurent sous les balles ou les genoux de la police, est-ce qu’on est bien certains qu’ils n’ont pas un peu couru après ? Ça aussi, c’est un commentaire silencieux comme la « majorité ».

La crise sanitaire ? Bah, ce n’est pas de la faute du président. C’est mondial !

Quand Donald Trump, sa femme et son fils ont été infectés, bien des analystes pensaient que c’était un coup dur pour le président. Au contraire ! Ce fut une bénédiction politique. Une semaine plus tard, il était sur la route, guéri, plus énergique que jamais ! N’est-ce pas la preuve que toute cette histoire est largement exagérée ? Quel homme ! Il démontrait physiquement ce qu’il disait depuis des mois. Qui dit mieux ?

Pas plus tard que la semaine dernière, deux sondages mettaient Biden en avance au Texas. Pas des sondages nationaux avec de minuscules échantillons. Non : des sondages locaux, faits par des instituts sérieux. Résultat le jour du vote ? Biden n’était même pas proche.

Personne ne peut dire qui va gagner, en ce mercredi matin.

Mais une fois de plus, cet électeur invisible, sous le radar, a parlé plus fort que prévu. Il était très mobilisé, lui aussi, et ses motivations conservatrices étaient multiples.

Ça remet en question les techniques de sondage, sans doute.

Ça nous fait surtout voir toute une Amérique silencieuse, qui émerge dans le bruit médiatique. Et qui est parfois la majorité.