Un dimanche soir qui commence comme tous les dimanches soir. Toute la famille dans le salon. Chacun a sa place. Devant la télévision. Mon père sur le divan vert, ma mère et ma sœur sur le sofa noir, mon frère allongé sur le tapis, et moi, sur le sofa bleu. Déjà en pyjama, parce que je suis le plus petit.

Prêts pour regarder Les Beaux Dimanches. C’est une drôle d’émission. On ne sait jamais à quoi s’attendre. Une semaine, les aventures du commandant Cousteau, la suivante, un spectacle de ballet classique ou des variétés à grand escalier avec Nana Mouskouri et Jacques Boulanger. C’est la boîte à surprise pour les grands.

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Le comédien Jacques Godin, disparu lundi dernier

Ce soir, c’est Des souris et des hommes, de John Steinbeck. L’histoire de deux vagabonds parcourant la Californie, deux inséparables amis : George, un petit allumé, et Lennie, un géant simple d’esprit. Pas vraiment un conte pour enfants. C’est pas Astérix et Obélix. Il n’y a pas de potion magique. Les faibles restent faibles. Les colosses innocents aussi.

Nous sommes en pleine tragédie. À mon âge, ça pourrait m’ennuyer, mais pas du tout, je suis captivé. Le récit est magnifiquement écrit. Et le jeu ! Le jeu ! Les acteurs sont criants de vérité. Hubert Loiselle, Luce Guilbeault, Jean-Pierre Masson, Jean Duceppe… Et Jacques Godin ! Jacques Godin !

Godin joue le rôle de Lennie Small, celui par qui le drame arrive. Son regard, son élocution, sa gestuelle, sa façon d’exister, tout est si juste, si humain, qu’on s’attache immédiatement à lui. Lui, le grand pas fin qui aime tant les lapins. Lui, le rejet que tout le monde fuit. On devient son ami. Et on veut le protéger, comme George, son frère de désespoir. Qui va jusqu’à le tuer, en le faisant rêver, pour que la bonne société ne le tue pas, en le faisant souffrir.

CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE D’UNE VIDÉO DE RADIO-CANADA

Jacques Godin (à gauche) et Hubert Loiselle dans le télé-théâtre Des souris et des hommes

Le télé-théâtre est terminé. Dans le salon, pas un son. Sauf Henri Bergeron qui présente la suite de la soirée. Ma sœur a pleuré. Elle a les yeux rougis. Mon père hoche la tête, comme il le fait quand quelque chose le remue, le brasse par en dedans. Mon frère est dans ses pensées. Et ma mère reprend vie : « Stéphane, faut aller te coucher… »

Normalement, je dirais non. Pas tout de suite. Mais là, je suis d’accord. J’ai envie de me retirer. D’aller absorber tous les sentiments par lesquels, je suis passé. Jacques Godin a changé quelque chose en moi. Ou est-ce Lennie Small ? Probablement, les deux, puisque ce soir, ils étaient le même. Tellement le comédien a bien joué.

Il m’a montré la différence. La plus terrible des différences. Celle qui fait que l’on compte moins. Il m’a fait ressentir la sienne, en allant rejoindre la mienne. Celle qui parfois me place à l’écart. On a tous la nôtre. Heureusement, ce n’est pas toujours un drame. Souvent, c’est juste la vie.

Ce que Godin et Steinbeck ont réussi de plus grand, en moi, ce soir, c’est me faire éprouver de l’empathie pour un laissé pour compte. Pour un antihéros. Pour un invisible. C’est à ça que sert l’art. Nous humaniser. Nous élargir le cœur. Y faire de la place pour les autres.

J’ai eu de la difficulté à m’endormir, tellement la pièce me hantait. Le lendemain, à l’école, les gars de la classe, on imitait Jacques Godin ou plutôt son personnage : « As-tu un lapin, George ? » C’était plus fort que nous. Il nous avait trop marqués. Fallait le ventiler.

Jacques Godin a joué des centaines de rôles. Avec tout le génie qu’on lui connaît. Mais un soir, il y a environ 50 ans, il a fait quelque chose que peu de personnes réussissent, au cours de leur vie. Il a touché le cœur d’une génération. Par la magie de la télévision. Il a tatoué notre mémoire.

Comme Neil Armstrong a fait des milliers de pas. Mais un soir, il en fait un sur la lune. Un bond de géant. Ce soir-là, aux Beaux Dimanches, Jacques Godin a marché sur la lune. Tous ceux qui l’ont vu s’en souviennent encore. Tous ceux qui l’ont vu s’en souviendront toujours.

Jacques Godin nous a quittés, lundi dernier. Il est parti de l’autre côté de la rivière, dans la grande prairie.

Je voudrais lui dire merci. Son interprétation de Lennie Small m’a fait grandir. M’a fait comprendre, un petit peu plus, la vie. Des grands bouts me dépassent encore et me dépasseront toujours, mais c’est déjà ça.

Paix à son âme. Sincères condoléances à la famille et aux amis.