(Balzac, Alberta) Il y a 25 ans, ils ont parcouru 3000 km pour venir à Montréal célébrer l’unité canadienne. Pour implorer les Québécois de voter non à la souveraineté. Pour garder leur pays intact. Aujourd’hui, des Albertains qui ont participé au fameux « love-in » de 1995 remettent eux-mêmes en cause leur attachement au Canada, ou voient certains de leurs proches le faire. La Presse fait le point avec eux.

« On y est allés… ça venait du fond du cœur », lance Gary Hollands en se frappant la poitrine, la voix étreinte par l’émotion. Assis sur le balcon de son ranch de Balzac, dans la campagne albertaine où les champs dorés s’étendent à perte de vue, il pince les lèvres et se remémore sa participation à la campagne référendaire québécoise de 1995.

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Une foule, estimée entre 40 000 et 150 000 participants selon les différentes sources, s’est rassemblée à Montréal, le 27 octobre 1995, pour appeler à l’unité du Canada.

Les sondages donnaient les camps du Oui et du Non au coude-à-coude à l’approche du vote sur la souveraineté. Un grand rassemblement fédéraliste de dernière minute s’organisait à Montréal pour le 27 octobre, trois jours avant le vote. Des entreprises de transport offraient des rabais atteignant 90 % aux gens de partout au pays qui voulaient se rendre à la manifestation (malgré les protestations du Directeur général des élections du Québec, qui voyait là des dépenses électorales non comptabilisées).

Gary et Ann Hollands s’étaient sentis interpellés. Ce rassemblement, c’était leur chance de faire quelque chose pour l’unité canadienne. Le couple d’éleveurs de bovins s’est mis en route pour l’aéroport de Calgary. Avant de décoller, Mme Hollands a donné une entrevue à la radio locale pour expliquer sa démarche. « Je me disais : les gens au Canada ont tellement en commun, pourquoi ils n’essaient pas de se comprendre et de rendre les choses moins conflictuelles ? », raconte-t-elle.

Pour que Dieu garde le Canada uni

À Montréal, Gary Hollands s’est donné pour mission de convaincre un maximum de personnes de voter non à la souveraineté. « J’ai parlé à tous ceux qui acceptaient de m’écouter », se souvient-il.

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Ann et Gary Hollands, un couple d’éleveurs de bovins de l’Alberta, se sont rendus à Montréal en 1995, pour participer au grand rassemblement fédéraliste du 27 octobre, trois jours avant le référendum.

Le couple garde un souvenir impérissable du grand « love-in ». De la foule, estimée entre 40 000 et 150 000 participants selon les différentes sources de l’époque. Du drapeau unifolié géant passé de main en main à bout de bras. Des discours enflammés.

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Le premier ministre Jean Chrétien, en octobre 1995

« Merci, citoyens de partout au Canada, d’être venus ici pour donner la main aux Québécois », avait lancé le premier ministre Jean Chrétien.

À un moment, Gary et Ann Hollands se sont retrouvés au square Dorchester, devant le monument à Sir Wilfrid Laurier, le premier ministre qui a fait entrer l’Alberta dans la fédération canadienne. Un homme à côté d’eux leur a expliqué qu’il était lui-même un descendant de Laurier.

« Nous avons prié ensemble, raconte Gary Hollands. Nous avons prié pour que Dieu garde le Canada uni. »

Un fils séparatiste

Les Hollands n’étaient pas des militants ou des organisateurs politiques. Juste des citoyens ordinaires qui voulaient convaincre les Québécois de la beauté d’un Canada uni d’un océan à l’autre.

Pourtant, aujourd’hui, c’est chez eux que bien des gens ont besoin d’être convaincus. Leur propre fils est en train de devenir un séparatiste… de l’Ouest.

Il y a un parti pour le Wexit, la séparation de l’Alberta. Mon fils aîné va rejoindre le parti. Et au sein du Parti conservateur, plusieurs personnes vont vouloir le rejoindre.

Ann Hollands, éleveuse de bovins de l’Alberta ayant participé au « love-in » de Montréal en 1995

Un récent sondage de l’Environics Institute for Survey Research confirme ce retour du balancier : les Albertains seraient aujourd’hui deux fois plus nombreux que les Québécois à être insatisfaits de l’état du Canada. En Alberta, 43 % des répondants se disent d’ailleurs en faveur de la séparation de l’Ouest, alors qu’au Québec, seulement 20 % des répondants se disent « principalement souverainistes ». Les sondeurs disent prendre les résultats avec un grain de sel, parce qu’une telle réponse dans l’Ouest peut être la simple expression d’une insatisfaction plutôt qu’une adhésion concrète à un projet clair de nouveau pays, mais ils soulignent que le résultat est « historiquement élevé ».

En février, quatre députés albertains de la Chambre des communes ont signé la « Buffalo Declaration », un texte qui accuse l’Est canadien de traiter l’Alberta comme une « colonie » et met en garde contre une hausse du sentiment séparatiste si les choses ne changent pas (des mots qui rappellent ceux de René Lévesque, qui déplorait dès les années 70 qu’on traitait le Québec comme une « colonie intérieure »).

Ann Hollands et son conjoint n’en sont pas à souhaiter la séparation. Mais ils comprennent le désenchantement de certains de leurs concitoyens. « La taxe fédérale sur le carbone est en train de nous tuer ! », déplore-t-elle. Elle cite les factures d’électricité à la hausse, les déboires de l’industrie pétrolière, l’opposition aux pipelines.

Les Hollands ont travaillé fort toute leur vie. Gary travaillait dans les services de déménagement en parallèle avec sa vie de fermier, car « on ne fait jamais beaucoup d’argent avec une ferme ». Aujourd’hui, le couple a des bovins, des chevaux, de grandes terres, de la machinerie, une coquette maison dans un décor enchanteur. Mais il s’inquiète pour l’économie de sa province.

Gary Hollands s’insurge de voir l’est du pays importer du pétrole de l’étranger, parfois même de régimes dictatoriaux comme l’Arabie saoudite, tout en critiquant les sables bitumineux albertains pour leur pollution. « Plein de gars du Québec venaient travailler ici dans l’industrie pétrolière et envoyaient des fortunes à la maison. Mais ils ne veulent pas acheter notre pétrole ? Ne sommes-nous pas Canadiens ? », s’insurge-t-il.

« Je vois peu d’avantages à la Confédération »

Carl Moller, ingénieur spécialiste des lignes à haute tension d’Edmonton, est encore plus catégorique.

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Carl Moller, ingénieur spécialiste des lignes à haute tension d’Edmonton

Je vois peu d’avantages à la Confédération en ce moment. Je me demande : pourquoi sommes-nous même un pays ? Nous nous sentons laissés pour compte.

Carl Moller, ingénieur d’Edmonton

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À l’approche du référendum, les camps du Oui et du Non étaient au coude à coude.

Pourtant, en 1995, à l’âge de 17 ans, il s’était envolé spontanément vers le Québec pour participer au grand « love-in », sans ses parents. Il venait de terminer un échange étudiant de trois mois à Joliette l’année précédente. Il craignait vraiment de voir le Canada se diviser.

« J’appréciais la diversité que nous apportions les uns aux autres. J’appréciais le fait que nous ayons plusieurs langues. Je ne comprenais pas pourquoi les gens au Québec voulaient se séparer. Je ne sais pas d’où vient l’idée que le Québec a été maltraité au sein du Canada. De notre point de vue, il semble avoir été beaucoup favorisé par le gouvernement fédéral », dit-il.

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L’Alberta connaît aujourd’hui une hausse marquée d’un sentiment séparatiste.

Et maintenant ? « De notre perspective, en Alberta, qu’est-ce que ça signifie de faire partie du Canada ? Eh bien, nous envoyons beaucoup de taxes, et ils donnent l’argent à d’autres régions. Et il n’y a pas beaucoup d’argent qui revient à nous quand les choses sont plus difficiles ici », déplore-t-il. Quand le prix du pétrole était élevé, il ne se souciait pas de ces questions, dit-il. Maintenant que le prix a chuté et que l’économie locale chancelle, il voit la chose différemment.

« Si on nous enlève le pétrole et le gaz à travers une taxe sur le carbone ou en bloquant les pipelines, ça enlève de vrais emplois aux gens ici », dit-il en regardant ses enfants jouer dans le parc près de chez lui. Plusieurs parents du quartier sont là avec leurs familles. Nombreux sont ceux dont les emplois dépendent directement ou indirectement de la santé du secteur pétrolier.

Carl Moller a adoré sa participation au « love-in » de Montréal, comme il a aussi adoré sa visite à Québec des années plus tard pour le Congrès eucharistique international, un rassemblement catholique. Mais il s’interroge maintenant sur ce qui unit réellement les différentes régions du Canada. Il souhaite apprendre plus sur la péréquation et le point de vue des autres provinces, tout comme il admet qu’une vraie séparation de l’Alberta lui semble pratiquement impossible à réaliser, mais il se questionne. Il voudrait à tout le moins des changements dans la fédération.

« Il serait intéressant de voir comment ce pays fonctionnerait si nous étions séparés d’une certaine façon », dit-il.

« Je sentais que notre pays était au bord du gouffre »

Stephen Jenuth nous attend devant le palais de justice de Calgary. L’avocat criminaliste s’est absenté pour un moment du petit comptoir d’aide juridique dont il a la charge, afin de se remémorer sa participation au « love-in » de 1995. Il porte aujourd’hui un grand chapeau de cowboy blanc, du même genre que celui qu’il portait il y a 25 ans pour manifester à Montréal.

À l’époque, il militait au sein du Parti libéral du Canada. Lorsqu’il a vu qu’un rassemblement s’organisait, il a reporté toutes ses dates d’audiences et s’est envolé vers Montréal. « Je m’en viens à Montréal pour sauver le pays », avait-il annoncé fièrement à son frère, qui habitait la métropole.

La crainte de voir croître un mouvement séparatiste dans l’Ouest à la suite du référendum québécois était justement quelque chose qui le tenaillait à l’époque.

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Stephen Jenuth, avocat criminaliste de Calgary, a participé au « love-in » de 1995.

Je sentais que notre pays était au bord du gouffre. Je voyais ça comme un encouragement à notre Parti réformiste […] pour peut-être proposer la séparation de l’Alberta, ou pire : son rattachement aux États-Unis.

Stephen Jenuth, avocat criminaliste de Calgary, ayant participé au « love-in » de 1995

Le rassemblement l’a ému profondément. « C’est la plus grosse foule dans laquelle j’ai été de toute ma vie », dit-il.

La hausse marquée du sentiment séparatiste dans l’Ouest de nos jours ne lui dit rien qui vaille.

« J’ai l’impression qu’avec la séparation du Québec, l’idée était d’être petits et insulaires. Et nous, on voudrait être encore plus petits et encore plus insulaires », dit-il au sujet de l’Alberta.

L’affaire de tous

Donna Anderson se souvient qu’en 1995, certains Albertains prétendaient que le départ du Québec serait un bon débarras. « Plusieurs personnes disaient : ‟Laissez-les donc s’en aller !” »

« C’était une époque incroyablement émotive », affirme la résidante du comté de Saddle Hills, à 540 km au nord-est d’Edmonton, qui était venue à Montréal pour le « love-in ».

Elle sait bien que des Québécois ont vu la chose comme une ingérence extérieure dans les affaires du Québec. Lucien Bouchard avait exigé des excuses pour la démocratie québécoise et souligné que selon lui, cette manifestation d’amour n’aurait jamais eu lieu si le Non avait été en avance confortablement dans les sondages.

« Ils nous aiment beaucoup tout d’un coup », avait raillé de son côté le whip du Bloc québécois, Gilles Duceppe, au sujet des manifestants.

Pour certains, c’était peut-être comme se mêler des affaires de quelqu’un d’autre. Mais j’avais le sentiment que le Canada était l’affaire de tout le monde. Nous avons été très bien accueillis, à part quelques rares personnes qui nous ont dit de retourner chez nous.

Donna Anderson, résidante du comté de Saddle Hills ayant participé au « love-in » de 1995

Celle qui se définit comme une « nationaliste canadienne » depuis toujours n’aimait pas l’idée d’un éclatement de la fédération. « Je ne vois aucun avantage à ce qu’une province parte. On est plus forts avec ses frères et sœurs », dit-elle.

Aujourd’hui, elle se désole de voir autour d’elle des signes de la résurgence du sentiment souverainiste albertain.

« Je sais qu’en Alberta, il y a maintenant plus de gens qui veulent partir, ce petit groupe favorable au Wexit. Quand je conduis sur l’autoroute, je passe devant cette grosse tour sur une ferme avec un drapeau du Canada à l’envers », raconte-t-elle.

« Et je n’aime pas ça du tout. »