Pour être honnête, je n’avais pas envie d’écrire ce texte.

Je ne voulais pas alimenter l’interminable débat sémantique autour des notions de racisme systémique et de discrimination systémique. Je ne voulais pas être l’imbécile qui s’obstine sur la façon de nommer une injustice au lieu de parler de l’injustice elle-même.

Mais le débat prend une tournure qui m’inquiète. Je constate que bien des gens sont mêlés, que d’autres sont en colère et que le premier ministre Legault ne les aide pas à comprendre…

Pour y voir clair, j’ai sollicité sept chercheurs de champs d’expertise et de sensibilités différents.

Ils ne s’entendent pas sur tout, et l’espace me manque pour bien présenter leur pensée. J’essaie de résumer ici.

Mes excuses, ce sera long.

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La première chose qui frappe, c’est la relative nouveauté de « racisme systémique » (RS). Avant 2015, l’expression était mentionnée moins d’une fois par année dans La Presse ou dans Le Devoir, souvent pour parler d’autres pays.

Le concept vient du monde anglo-saxon. Ce n’est pas le seul utilisé chez nos voisins du Sud – par exemple, les Black Panthers parlaient de « racisme institutionnel ». Au Canada anglais, par contre, c’est le terme privilégié. Par exemple, en 1995, l’Ontario a tenu une commission sur le « racisme systémique ». Patrimoine canadien en parlait une décennie plus tard dans un document de consultation.

Au Québec, le terme se popularise vers 2015 dans la foulée du mouvement Idle No More et des allégations de femmes autochtones agressées à Val-d’Or. Il est repris par des militants antiracistes, puis se faufile dans les universités et les médias.

En 2018, le rapport de la commission Viens privilégiait encore le terme « discrimination systémique » (DS) – c’était celui inscrit dans son mandat.

C’est au dépôt de ce rapport, en décembre 2018, que l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador publie un premier communiqué parlant de RS.

Peu après, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) a elle aussi commencé à parler de RS, lors d’une consultation publique sur ce sujet à Montréal. La CDPDJ, tout comme la Ville de Montréal, reprenait alors la définition ontarienne.

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Maintenant, qu’en pensent les chercheurs ?

Pour le RS, il n’y a pas d’unanimité.

Certains insistent pour utiliser le terme. C’est le cas des sociologues Paul Eid (codirecteur de l’Observatoire sur le racisme et les discriminations à l’UQAM) et Myrlande Pierre (vice-présidente de la CDPDJ).

Selon M. Eid, en ne parlant que de discrimination, on se limite aux actes. Cela empêche d’analyser « les stéréotypes, les préjugés et les stigmates qui la rendent possible ».

Le RS aurait un autre mérite selon lui : « replacer le groupe dominant au cœur du rapport social raciste » pour le responsabiliser.

Mme Pierre croit également qu’en ne parlant que de DS, on occulte le rôle particulier du racisme. Elle veut contextualiser ce racisme dans une analyse « intersectionnelle ». Cela signifie que les discriminations s’additionnent, et qu’une personne noire sera encore plus discriminée si elle est une femme et si elle est gaie.

D’autres, comme Micheline Labelle, ont des réserves. Auteure de Racisme et antiracisme au Québec (2010) et d’un lexique pour l’UNESCO, cette sociologue juge que le débat sur le RS est « confus » et « agaçant ».

Il n’y a pas de définition consensuelle, note-t-elle. Elle préfère distinguer entre les différentes manifestations du racisme : les préjugés, la discrimination, la ségrégation et la violence. À son niveau le plus grave, cela prend la forme du racisme d’État légalisé, comme l’apartheid.

Les autochtones subissent encore les conséquences du racisme d’État colonial canadien érigé en système, rappelle-t-elle. À partir du moment où les Premières Nations parlent elles-mêmes de RS, elle juge délicat de refuser le terme. Cela serait perçu comme un refus de reconnaître les discriminations et injustices qui perdurent.

Mme Labelle prônait auparavant le terme « minorité racisée » pour ne pas recourir au concept de « race », qui n’a aucun fondement scientifique. Elle estime toutefois que ce terme est revendiqué aujourd’hui de façon abusive par trop de groupes, ce qui en dilue la portée.

Victor Piché, professeur honoraire en démographie à l’Université de Montréal, utilise les deux concepts. Selon ce spécialiste des inégalités en emploi, le RS a le mérite de cibler une cause particulière de discrimination, le racisme.

Sébastien Brodeur-Girard, avocat et codirecteur de l’équipe de recherche de la commission Viens, est d’accord avec cette analyse.

Selon MM. Piché et Brodeur-Girard, la DS englobe le RS, car elle inclut les discriminations liées à la race. Mais la DS est en contrepartie incomplète, car elle omet les préjugés raciaux qui ne se traduisent pas par des gestes.

Avouons-le, ce n’est pas simple à expliquer autour de la machine à café… Et c’est justement ce qui dérange Gérard Bouchard.

L’intellectuel se souvient d’un colloque où il a demandé à un collègue de définir le RS. « Il a parlé longtemps, et à la fin, on ne comprenait pas », raconte le sociologue pourtant habitué aux débats théoriques. « Alors imaginez au dépanneur du coin, poursuit M. Bouchard. C’est une notion extrêmement complexe à définir et difficile à appliquer. Je préfère ne pas l’utiliser. »

Même son de cloche de Rachida Azdouz, chercheuse affiliée au Laboratoire de recherche en relations interculturelles à l’Université de Montréal. À ses yeux, le problème n’est pas que des Québécois réagissent mal au concept – sinon, on ne combattrait jamais le racisme par crainte de déplaire à certains.

Ce qui dérange Mme Azdouz, c’est plutôt l’imprécision du RS et son utilisation par toutes les minorités. Elle préfère revenir au langage juridique, qui distingue racisme d’une part, discriminations directes, indirectes et systémiques d’autre part.

Par exemple, en logement, ce pourrait être à cause du racisme pur et simple que des gens de couleur se font refuser un appartement. Tandis qu’en emploi, c’est aussi à cause de raisons systémiques, comme la non-reconnaissance des diplômes étrangers, que les minorités sont désavantagées. Un diagnostic précis aide à trouver le bon remède, soutient-elle.

Mme Azdouz reconnaît toutefois la pertinence du RS pour deux groupes : d’abord pour les Premières Nations, victimes encore de l’héritage colonial, et ensuite pour les descendants d’esclaves noirs, dit-elle en se référant aux travaux des historiens Marcel Trudel et Paul Fehmiu-Brown.

Reste que ces distinctions théoriques seraient difficiles à appliquer politiquement.

Comme d’autres spécialistes interviewés, Gérard Bouchard aimerait qu’on parle davantage de gestes concrets. « Je regrette que des problèmes si aigus aient donné naissance à une querelle si vive portant sur les mots et non sur les solutions. »

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François Legault se fait souvent demander pourquoi « il nie » le RS. Or, on le constate, il n’est pas le seul à avoir des réserves.

Par contre, pour l’effet « systémique », il est isolé. L’idée fait consensus. C’est le dénominateur commun qui rejoint tous ces experts.

D’ailleurs, M. Legault n’a pas besoin de « reconnaître » la DS. Elle a déjà été consacrée par les tribunaux depuis les années 1980. Le principe est simple : on ne peut discriminer une personne en fonction notamment de son sexe, son orientation sexuelle ou sa « race ».

La DS sert de fondement depuis trois décennies aux programmes d’accès à l’emploi. C’est également elle qui fonde l’équité salariale. Le terme apparaît dans la première phrase du premier article de la loi adoptée en 1996.

Ceux qui ne raffolent pas du terme RS noteront qu’on parlait alors de DS, et non de sexisme systémique.

Peu importe le choix des mots, le phénomène a été abondamment mesuré, rappelle Victor Piché. Pour évaluer l’accès à l’emploi d’un groupe racisé, on isole toutes les variables socioéconomiques. S’il reste un écart, il ne peut alors ne s’expliquer que par la « race », par exemple dans les entrevues d’embauche ou les réseaux de contacts. On pourrait faire la même chose pour le taux d’incarcération des Premières Nations et plusieurs autres iniquités.

Tout cela pour dire que l’égalité des chances varie encore selon la couleur de la peau ou le nom de famille, surtout pour les premiers peuples à habiter ce territoire.

Pour en rendre compte, le terme « systémique » est crucial, croit Paul Eid. Cela rappelle que la discrimination et le racisme ne se limitent pas à certains individus, mais qu’ils se trouvent aussi dans les institutions et les rapports sociaux. Si on le nie, on se limitera à sensibiliser et à sanctionner les individus. En d’autres mots, on en fera peu…

Au-delà du débat de sémantique, il y a donc bel et bien un choc des visions.

À la limite, au lieu de « systémique », on pourrait aussi dire « structurel » ou « institutionnel ». Tant qu’on ne croit pas que la cause se limite à quelques pommes pourries.

Voilà pourquoi les militants montent au créneau quand François Legault déforme le terme « systémique » et quand il banalise ce que les chercheurs mesurent depuis des décennies. Ces gens se disent : le premier ministre est-il au courant que tout cela existe ? Est-ce un calcul politique de sa part ou un refus obstiné de comprendre ?

De toute évidence, M. Legault est écœuré de ce débat. Mais la meilleure façon d’en sortir, ce serait de proposer des solutions. En s’appuyant sur autre chose que ce qui ressemble à de l’aveuglement volontaire.

Quelques définitions

Lisez les définitions de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (nous avons abrégé des passages à des fins de concision).

Discrimination directe

La forme la plus rudimentaire et la plus flagrante de discrimination. Elle a cours « lorsqu’une personne est soumise à un traitement différent reposant sur un motif de discrimination prohibé, et ce, de façon ouverte et avouée ». Bien souvent, il y a intention de discriminer un individu ou un groupe d’individus en raison de caractéristiques de groupes, réelles ou présumées. Cela étant, il n’est pas nécessaire de démontrer l’intention pour conclure qu’il y a discrimination.

Exemple : congédier un employé parce qu’il est gai.

Discrimination indirecte

Cette forme plus subtile de discrimination se produit généralement sans intention. La situation discriminatoire découle plutôt de l’application uniforme d’une norme, d’une politique, d’une règle ou d’une pratique, neutre à première vue, ayant néanmoins un effet discriminatoire auprès d’un individu ou d’une catégorie d’individus en leur imposant des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées à autrui.

Exemple : interdire les animaux dans un édifice, ce qui bloque l’accès aux aveugles ayant besoin d’un chien-guide.

Discrimination systémique

C’est la somme d’effets d’exclusion disproportionnés qui résultent d’attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés. Elle a bien souvent des effets durables sur un groupe identifiable d’individus en raison d’une caractéristique comme le sexe, l’âge, la couleur de la peau, le handicap, etc.

Exemple : sous-représentation des autochtones sur le marché du travail.

Racisme systémique*

« Production sociale d’une inégalité fondée sur la race dans les décisions dont les gens font l’objet et les traitements qui leur sont dispensés. L’inégalité raciale est le résultat de l’organisation de la vie économique, culturelle et politique d’une société. Elle est le résultat de la combinaison de ce qui suit : la construction sociale des races comme réelles, différentes et inégales (racialisation) ; les normes, les processus et la prestation des services utilisés par un système social (structure) ; les actions et les décisions des gens qui travaillent pour les systèmes sociaux (personnel). »

* Cette définition provient de l’Office de consultation publique de Montréal, qui lui-même reprenait la définition ontarienne. La CDPDJ a approuvé cette définition.

Sources :

Les formes de discrimination (CDPDJ)

Mémoire à l’Office de consultation publique de Montréal dans le cadre de la consultation publique sur le racisme et la discrimination systémiques (CDPDJ) (2019)