Le matin du 22 septembre, comme il le fait depuis la rentrée scolaire, Robert a conduit le fils de son conjoint à l’école, un établissement du Sud-Ouest. À bord de sa camionnette, il y avait aussi le chien de la famille.

Le garçon de 10 ans a aperçu un camarade qui marchait sur le trottoir. « Arrête, je veux lui montrer notre chien ! » Robert s’est rangé au bord de la rue. Les deux jeunes amis ont alors convenu de trotter ensemble jusqu’à l’école.

Robert est rentré chez lui.

Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’une femme avait vu la scène. Et que dans son esprit le scénario a pris une forme totalement différente.

PHOTO GETTY IMAGES

Après avoir photographié le véhicule de Robert, elle a publié sur la page Facebook d’un groupe privé réunissant 6000 parents un texte où elle affirmait avoir aperçu un « homme sexagénaire » au volant d’un véhicule (elle donnait la marque et la couleur) en train de discuter avec un enfant.

« Je passe par là tous les jours, je doute fort qu’il habite sur la rue, je ne l’ai jamais vu, ni son véhicule ni son chien, par le passé […] J’ai observé la situation et j’ai un mauvais feeling », a écrit l’auteure.

La femme a ajouté qu’elle en avait parlé aux brigadiers. Ceux-ci lui ont dit que ce véhicule avait été aperçu une semaine plus tôt autour de l’école. Elle a terminé son message en disant que la police avait été prévenue.

« Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi elle n’a pas vu mon beau-fils sortir du véhicule, m’a confié Robert. Pourquoi elle n’est pas allée ensuite vers les deux garçons pour leur demander ce qui se passait ? Ils lui auraient dit simplement la vérité. »

Le texte et la photo du véhicule furent immédiatement relayés sur d’autres pages Facebook rassemblant des parents. En quelques minutes, plusieurs milliers de gens ont eu accès au message et à la description du véhicule.

Moins d’une demi-heure après être rentré chez lui, Robert a reçu un appel de l’ex-conjointe de son amoureux. Cette dernière, ayant reconnu le véhicule de Robert dans le message publié sur Facebook, lui a dit : « Est-ce que la police est allée chez vous ? Sinon, ça ne devrait pas tarder. »

Robert n’en croyait pas ses oreilles. En quelques minutes, il venait de passer de « beau-père bienveillant » à « homme louche dont il faut se méfier ». Pendant que la mère du garçon remettait les pendules à l’heure sur les pages Facebook où se trouvait le message, Robert s’est rendu au poste de police situé à côté de l’école afin de clarifier la situation.

« La policière avait le rapport sur son bureau, raconte-t-il. Je lui ai expliqué ce qui s’était vraiment passé. »

En après-midi, quand il est allé chercher le garçon, Robert a cru bon d’aborder le sujet avec les brigadiers. « Comme mon véhicule était facilement identifiable, je leur ai dit que le gars dont il était question dans le message sur Facebook, c’était moi. Je n’avais pas envie qu’on me soupçonne de quoi que ce soit. »

De son côté, la mère du garçon a corrigé le tir auprès de la direction de l’école et du personnel du service de garde.

« Je ne pouvais pas croire que cela puisse m’arriver, dit Robert. Je n’ai pas dormi de la nuit. Mon chum a eu peur que nous soyons victimes de gestes haineux, qu’on lance des pierres à notre fenêtre ou qu’on s’en prenne à notre véhicule. »

Robert a continué de conduire son beau-fils à l’école. « Au début, j’étais craintif, mais j’ai décidé que je n’allais pas cesser de vivre. »

Robert et son conjoint ont expliqué à leur fils ce qui s’était passé. « On lui a dit que quelqu’un avait pensé que je voulais l’enlever, dit Robert. On lui avait déjà dit qu’il ne devait pas monter à bord de la voiture d’un inconnu. Il a compris. »

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L’auteure du message publié sur Facebook est la chroniqueuse et humoriste Manal Drissi. Je l’ai jointe mercredi. J’étais sûr qu’elle allait se défiler. Au contraire, elle a monté en cinquième vitesse pour me dire comment elle avait vécu la chose.

« Ce quartier n’est pas facile. Il y a déjà eu une histoire d’un homme qui abordait des enfants près de l’école. Donc, ce matin-là, en conduisant mon fils, j’ai vu un véhicule qui n’avait pas l’habitude d’être là. Je n’ai vu qu’un seul enfant parler à cet homme. »

Manal Drissi s’est d’abord demandé si elle devait se rendre au poste de police du quartier. Mais elle affirme que celui-ci était fermé. C’est à ce moment qu’elle a publié son message. Lorsqu’une trentaine de minutes plus tard on lui a dit qu’elle ne devait rien craindre et qu’il y avait erreur sur la personne, elle s’est dite soulagée.

« J’ai écrit un autre message pour dire que j’avais été impulsive et que je m’étais trompée. Cela dit, l’homme n’a pas été nommé, il n’a pas été décrit physiquement, sa plaque d’immatriculation n’a jamais été montrée. C’est lui-même qui a donné son identité en allant voir tout le monde. Cette affaire a duré une demi-heure. Lui, ça fait un mois qu’il est là-dessus. »

Manal Drissi m’a toutefois confié que lorsqu’elle a finalement joint la police plus tard dans la journée pour dire que tout cela était une fausse alerte, elle est tombée sur une policière « fâchée ». « Elle m’a dit que si une telle chose devait se reproduire, je ne devais plus faire cela. Je me suis défendue en disant que je n’avais pas identifié l’homme. Elle a ajouté que de nos jours n’importe quoi suffisait pour accuser quelqu’un en diffamation. »

Alors, Manal, avec le recul, considérez-vous que vous avez bien fait les choses ?

« Absolument pas. J’aurais dû attendre la réponse du poste de police. J’ai voulu avertir les autres parents. Je reconnais mes torts. Mais je préfère mille fois avoir eu tort en ayant fait ça qu’avoir eu raison et n’avoir rien fait. C’est le genre de situation où tu n’as pas deux jours pour méditer. Vous imaginez s’il s’était passé quelque chose et que je n’avais rien fait ? »

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D’un côté, il y a cet homme dont l’image a été ternie, dont l’orgueil a été égratigné. Et de l’autre, il y a cette femme impulsive, comme elle le dit, qui n’a écouté que son instinct de mère. Entre les deux, il y a ce canal de communication dont on ne cesse de vanter les pouvoirs. Et auquel on ne cesse d’en procurer.

Les médias sociaux sont le bras télescopique de la justice et de la police. On n’arrête pas de le dire. Comme on n’arrête pas de répéter qu’un jour il y aura des dérives. Et que nous inventerons une nouvelle catégorie de victimes.

En attendant, Dominic LeBlanc, ministre des Affaires intergouvernementales, a déclaré mercredi qu’il n’y avait pas de solution législative magique pour contrôler le contenu répréhensible que l’on retrouve dans les médias sociaux.

On demande donc aux médias sociaux de jouer les chiens de garde, les éditeurs et les modérateurs à la va-comme-je-te-pousse.

Vous ne trouvez pas qu’on tourne en rond ?

De son côté, Robert l’a échappé belle. Il a pu rapidement remettre des remparts autour de sa vie et de sa réputation.

Mais il se souviendra toujours que les apparences sont parfois trompeuses. Et que les médias sociaux adorent qu’il en soit ainsi.