Des dizaines de militants anichinabés ont érigé des barrages dans la réserve faunique La Vérendrye pour empêcher la chasse à l’orignal.

Des drapeaux algonquins au sommet de poteaux en bouleau. Quelques roulottes stationnées en bordure d’un chemin de terre. Une tente remplie de provisions. Des autochtones regroupés autour de feux de camp, sur des chaises de camping. Et, bien sûr, des pick-up qui bloquent la route.

« On ne s’en ira pas. On est ici pour rester », lance Shady Hafez lors du passage de La Presse samedi à l’entrée de la réserve faunique La Vérendrye.

Depuis des semaines, cet Algonquin de 29 ans et des dizaines d’autres militants originaires de Kitigan Zibi, la communauté anichinabée près de Maniwaki, dressent un siège sur le chemin Lépine-Clova, à l’intersection de la route 117.

Ils sont là pour empêcher la chasse à l’orignal qui, selon eux, devrait faire l’objet d’un moratoire de cinq ans pour enrayer le déclin de la population.

Une injonction de la Cour supérieure a été émise le 7 octobre par la juge Marie-Josée Bédard, leur enjoignant de lever le barrage. Mais ils n’ont pas l’intention de la respecter d’ici la fin de la période de chasse, le 18 octobre. Et la Sûreté du Québec, qui surveille les choses de l’autre côté de la route, n’est pas intervenue jusqu’ici.

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La Sûreté du Québec n’est pas intervenue pour démanteler les barrages malgré une injonction de la Cour supérieure.

« Si la chasse continue, il n’y aura plus d’orignaux sur ce territoire dans deux ans », prévient Raeanna Whiteduck, 30 ans, qui dort dans sa voiture depuis bientôt deux semaines pour monter la garde.

Deux autres barrages érigés plus loin sur le chemin Lépine-Clova, à l’intérieur de la réserve faunique, ont été levés.

Selon une source gouvernementale, cela est peut-être lié au départ de la ministre responsable des Affaires autochtones Sylvie D’Amours, remplacée vendredi par l’ex-policier et député de Vachon Ian Lafrenière, une nouvelle plutôt bien accueillie par les Algonquins.

Mais le démantèlement de ces deux barrages ne change rien au fait que le chemin Lépine-Clova est bloqué, à 56 km au nord de Mont-Laurier, et que toutes les autres routes menant à la réserve faunique La Vérendrye sont également fermées par des barrages tenus par d’autres communautés anichinabées.

De longs détours

Les seules voies d’accès sont de petites routes qui imposent aux chasseurs de longs détours et qui sont souvent difficilement carrossables.

Bien que l’enjeu soit officiellement la survie des orignaux, les protestataires bloquent aussi des chasseurs d’autres gibiers, des pêcheurs et des propriétaires qui veulent aller fermer leur chalet pour l’hiver.

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Depuis la mi-septembre, les militants bloquent toutes les routes qui mènent à la réserve faunique La Vérendrye.

Ce mouvement de protestation n’est pas né cet automne. Déjà l’année dernière, des barrages avaient été érigés par des autochtones aux principaux accès de la réserve faunique La Vérendrye, un territoire de 12 000 km2, pour sensibiliser les chasseurs au sort des orignaux.

Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) a d’ailleurs réalisé un inventaire aérien au début de l’année, en collaboration avec la nation algonquine. Le nombre d’orignaux a baissé depuis 12 ans : la densité de la population est passée de 3,2 à 2,06 orignaux par 10 km2.

Le Ministère estime que cette réduction de la population n’est pas critique, mais par mesure de précaution, il a diminué le nombre de permis de chasse sportive de 30 % pour la saison 2020.

Les militants contestent les résultats de cet inventaire, même si la nation algonquine y a participé. Ce qu’ils voient sur le terrain les amène à affirmer que le déclin est plus important et exige une réponse plus musclée. En plus de réclamer un moratoire, ils s’opposent aussi au fait que le Ministère délivre des permis pour abattre des femelles et des jeunes orignaux.

« Ma grand-mère disait qu’il y avait des orignaux partout sur ce territoire dans le temps. Moi, ça fait 10 jours que je suis ici, et je n’en ai pas vu un seul », dit Raeanna Whiteduck.

« Le gouvernement a donné des permis de chasse à l’orignal même s’il savait ce qui allait arriver, ajoute-t-elle. Ça fait des années qu’on fait des avertissements. Cette fois, on en a assez. S’ils ne veulent pas nous écouter et nous inclure dans les discussions, on va continuer d’être ici. On va être ici l’an prochain. On va être ici l’année d’après. »

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Les panneaux indicateurs de la SEPAQ, à l’entrée de la réserve faunique, ont été recouverts de peinture.

Dans un communiqué publié il y a deux semaines, le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, a écarté l’hypothèse d’un moratoire : « Dans les circonstances actuelles, la suspension de la chasse dans la réserve faunique La Vérendrye n’est aucunement envisagée. »

L’enjeu territorial

Le Ministère estime que le recensement du cheptel a été fait dans les règles de l’art et que les résultats sont « issus de méthodes scientifiques éprouvées ».

Mais derrière la question des orignaux se profite un débat d’une tout autre complexité : l’enjeu territorial. En érigeant ces barrages, les Algonquins veulent aussi obtenir une négociation sur leurs droits territoriaux avec ce que cela implique : un droit de regard sur le développement et des redevances sur les ressources qui s’y trouvent.

« Quels sont les titres de propriété de Québec sur cette terre ? demande Shady Hafez. Comment ont-ils eu accès à ce territoire ? Jacques Cartier a planté une croix à Gaspé et il a dit : ceci est notre territoire. Est-ce que c’est comme ça que Québec va imposer son autorité ici ? C’est moralement inacceptable. »

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La semaine de la chasse à l’orignal à l’arme à feu est la plus grosse semaine de l’année pour le restaurant Le Classic, situé en bordure de la 117, à un quart d’heure de route du chemin Lépine-Clova.

Frustrant pour les chasseurs, ce conflit est une véritable catastrophe pour l’industrie, les pourvoiries et les commerces de la région, pour qui la saison de la chasse est la période la plus lucrative de l’année.

« C’est notre plus grosse semaine de l’année », affirme Louis Richard, gérant de la halte routière Le Classic, sur la 117, qui comprend un resto, des chambres de motel, un dépanneur et une station-service. « L’an dernier, c’était plein », ajoute la serveuse dans une salle à manger déserte en pleine heure de lunch.

Les pourvoiries sont les plus touchées. Selon Serge Danis, président de l’Association des pourvoyeurs de l’Outaouais et propriétaire avec son frère du Domaine Shannon, les pertes vont atteindre un million de dollars pour les pourvoiries.

« C’est l’enfer, dit-il au téléphone. Nos clients ne peuvent pas entrer et les rares qui y arrivent font deux heures et demie de route de plus pour prendre des chemins alternatifs. »

Avec l’injonction, on avait l’espoir que le gouvernement bougerait. Mais la troisième semaine de chasse sera perdue elle aussi.

Serge Danis, président de l’Association des pourvoyeurs de l’Outaouais

En dépit de cela, M. Danis n’en veut pas aux Algonquins. « On s’est ramassés là-dedans par la bande, dit-il. C’est plate parce que nos relations étaient super bonnes avec les autochtones. Là, c’est sûr qu’on se retrouve entre l’arbre et l’écorce. Mais c’est seulement le gouvernement qui peut régler le problème. Ce qui me fâche, c’est qu’il ait laissé les choses aller aussi loin. Je pense qu’il y avait moyen de négocier. »

Depuis le 9 septembre, M. Danis n’a pas quitté sa pourvoirie, qui se trouve au cœur de la réserve faunique de plus de 12 000 km2. Pour éviter de se faire bloquer par les militants, il fait venir sa nourriture par hydravion. « C’est une situation très difficile. C’est stressant aussi. La crainte est là. »