Une femme de 87 ans meurt, et tout un pays se demande si ses lois fondamentales en seront chamboulées pour une génération entière.

L’impact de la mort de Ruth Bader Ginsburg en dit autant sur son héritage exceptionnel que sur le pouvoir judiciaire américain et son extrême politisation.

La biographie de la juriste de Brooklyn est un voyage dans le temps pas si lointain où, sur 500 étudiants, neuf seulement étaient des femmes à la faculté de droit de Harvard. Et où le doyen lui demandait ce qui justifiait qu’elle prenne une place qui devrait revenir à un homme. Enfant de l’école publique, c’est avec des bourses d’excellence qu’elle a accédé aux grandes universités – elle a aussi fréquenté Cornell.

PHOTO JONATHAN ERNST, REUTERS

« Dans cette histoire judiciaire pourtant si politisée, jamais un poste à pourvoir à la Cour suprême n’aura représenté un aussi grand enjeu politique, jamais une mort n’aura causé un tel séisme », écrit Yves Boisvert au sujet de Ruth Bader Ginsburg, doyenne de la Cour suprême, qui s’est éteinte vendredi.

Le New Yorker raconte que Richard Nixon, même si l’idée lui répugnait, avait pensé nommer une première femme à la Cour suprême en 1972. Si une femme est nommée, je démissionne, avait fait savoir le juge en chef Warren Burger, réputé libéral à plusieurs égards (il était dans la majorité dans Roe c. Wade, décision ayant reconnu le droit à l’avortement). Il a fallu attendre 1981 pour qu’une première femme (Sandra Day O’Connor) y soit nommée, même si Burger était toujours juge en chef. La première femme nommée à la Cour suprême du Canada, la non moins remarquable Bertha Wilson, ne l’a été qu’en 1982.

Bien avant de devenir juge, « RBG » s’est distinguée dans le monde universitaire et comme avocate, notamment en plaidant avec succès devant la Cour suprême que l’égalité devant la loi s’applique aussi aux femmes. C’était il y a moins de 50 ans.

Ce qu’on dit moins, et qui montre combien le centre a bougé, c’est qu’au jour de sa nomination par Bill Clinton, elle était jugée un peu trop consensuelle, centriste. Bien des juges nommés par des présidents républicains sont aussi devenus des « libéraux » selon les normes actuelles.

Car si la Cour a toujours été un acteur « politique », elle est maintenant plus que jamais au cœur de la bataille culturelle et sociale américaine.

L’alliance entre la droite religieuse et un homme aussi impie que Donald Trump repose sur ce contrat : en échange d’un appui politique, il réformera le pouvoir judiciaire.

Et le président a tenu sa promesse.

En plus des deux juges qu’il a nommés jusqu’ici, Donald Trump a nommé aux cours fédérales inférieures un nombre record de juges. Si, comme il l’a dit samedi, il réussit à en nommer un troisième, les conservateurs seront six sur neuf. Contrairement au Canada, où l’âge de la retraite obligatoire est fixé à 75 ans, les juges fédéraux sont nommés à vie aux États-Unis.

***

Vu les enjeux politiques gigantesques, pourquoi Ruth Bader Ginsburg s’est-elle accrochée si longtemps à son poste ? Après plusieurs cancers et ennuis de santé, pourquoi n’a-t-elle pas pris une retraite honorable quand Barack Obama était encore au pouvoir ?

Elle avait confié au juge John Paul Stevens vouloir siéger aussi longtemps que lui et qu’Oliver Wendell Holmes, partis orgueilleusement à la retraite à 90 ans – pour qui la même question s’est posée.

Une autre fois, elle a dit qu’après Obama, il y aurait un autre président, et qu’elle avait confiance. Elle a pensé aussi que Hillary Clinton serait élue.

Cet été encore, elle disait que son souhait le plus cher était de ne pas être remplacée avant la prochaine élection. Un vœu pieux qui vient de partir en fumée…

Énergique, rigoureuse adepte du conditionnement physique, travailleuse infatigable, elle n’était pas pour autant invincible.

Résultat : à 46 jours de l’élection, ce poste vacant devient un immense enjeu électoral.

Le délai moyen pour remplacer un juge à la Cour suprême depuis 45 ans est de 67 jours. Entre le moment où le président nomme le candidat et le jour où le Sénat confirme son choix, donc, on compte un peu plus de deux mois. Le record de la confirmation la plus rapide appartient comme par hasard à la juge RBG : 42 jours. Théoriquement, il n’y aurait donc rien de choquant à ce que le processus soit engagé immédiatement.

Sauf qu’il s’agit d’une année électorale. Un seul autre juge est mort à une date plus proche du jour de l’élection présidentielle : Roger Taney, juge en chef et fervent suprémaciste, mort en octobre 1864, 27 jours avant l’élection. Abraham Lincoln n’a nommé son remplaçant, un abolitionniste, qu’en décembre, un mois après sa réélection.

À l’époque moderne, les deux seuls précédents un peu ressemblants remontent à 1968, quand deux sièges se sont trouvés vacants quatre mois et demi avant l’élection. Dans les deux cas, le candidat de remplacement a été rejeté.

Quand Antonin Scalia est mort, le 13 février 2016, Obama croyait que les neuf mois le séparant de l’élection suffiraient. Il a nommé Merrick Garland en mars. Mais le Sénat républicain n’a jamais même voté sur sa candidature, arguant qu’en année électorale, il fallait attendre le résultat de l’élection avant de voter. La moitié des sénateurs républicains ont déclaré que de toute manière, ils voteraient contre lui, quelle que soit l’issue de l’élection de novembre 2016.

Ce « précédent » était censé s’appliquer pour toute année électorale, selon le président du comité judiciaire du Sénat, Lindsey Graham.

Mais le leader de la Chambre haute, Mitch McConnell, avait ajouté une nuance en petits caractères : on ne peut voter sur une nomination dans une année électorale… sauf si le Sénat est de même allégeance majoritaire que le président – règle inutile puisque de toute manière la majorité fait ce qu’elle entend.

C’est le cas actuellement : les républicains contrôlent le Sénat et la Maison-Blanche. Conclusion : le précédent de 2016 ne s’applique pas, et on peut nommer et confirmer la candidate de Trump…

Y parviendront-ils ? C’est possible, avec une majorité de 53-47. Mais pas gagné.

Pour de nombreux conservateurs, c’est le rêve de toute une carrière qui est enfin à portée de main, le sens de leur engagement politique : dégager une majorité conservatrice solide et durable. Toutes les tactiques sont bonnes pour accomplir ce projet de redressement moral, pour ne pas dire la volonté de Dieu…

L’histoire judiciaire et les décisions du printemps 2020 (sur les droits autochtones, les droits des transgenres, etc.) qui ont révolté les républicains ont toutefois montré que les juges « conservateurs » ne rendent pas toujours les décisions attendues.

Mais dans cette histoire judiciaire pourtant si politisée, jamais un poste à pourvoir à la Cour suprême n’aura représenté un aussi grand enjeu politique, jamais une mort n’aura causé un tel séisme.