À Istanbul, il y a quelques années, j’ai marché dans une rue qui s’appelait Talaat-Pacha. Dans l’esprit de bien des gens, c’est le nom d’un des fondateurs de la Turquie moderne. Dans le mien, c’est un nom qui évoque le sang, l’horreur et le génocide. Soudainement, ce n’était plus moi qui marchais dans la rue, mais la rue qui me marchait dessus.

Ministre de l’Intérieur de l’Empire ottoman en 1915, Talaat Pacha est le grand ordonnateur d’un génocide qui a mené à l’extermination de 1,5 million d’Arméniens, dont plusieurs de mes ancêtres. Un génocide toujours nié par la Turquie plus d’un siècle plus tard. Nommer des boulevards ou des écoles en l’honneur de cet Hitler turc ou lui ériger des monuments ne fait que perpétuer ce négationnisme.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Statue déboulonnée de John A. Macdonald, à la place du Canada, à Montréal

Je repensais à tout ça en voyant les hauts cris suscités par le déboulonnement de la statue de John A. Macdonald survenu ce week-end à Montréal. On peut certainement dénoncer la violence du geste. Mais cela ne nous dispense pas d’une véritable réflexion sur le message qu’on envoie en 2020 en célébrant la mémoire du premier premier ministre du Canada.

Est-ce bien nécessaire de mettre sur un piédestal un homme qui a joué un rôle clé dans le génocide des peuples autochtones ? Qui a ordonné la pendaison du chef métis Louis Riel ? Qui a retiré le droit de vote aux Canadiens de « race mongole ou chinoise » pour préserver le caractère « aryen » de l’Amérique britannique ? Qui a refusé de faire quoi que ce soit pour sauver l’enseignement en français dans plusieurs provinces ? Peut-on vraiment justifier tout ça en blâmant l’époque de Macdonald alors que plusieurs de ses contemporains se sont opposés à ses politiques discriminatoires ?

Remettre la statue en place au centre-ville de Montréal, comme le souhaite le premier ministre du Québec, François Legault, ou lui offrir le statut de réfugiée en Alberta, comme l’a proposé son homologue de l’Alberta, Jason Kenney, c’est refuser de se poser ces questions incontournables.

On a reproché à ceux qui ont déboulonné la statue de John A. Macdonald de ne pas connaître l’histoire. M’est avis que c’est peut-être au contraire parce qu’ils la connaissent dans ses replis les plus sombres qu’ils ont agi ainsi.

Il ne faut pas « effacer » l’histoire, dit-on. Comme si l’histoire, telle que la racontent nos villes, selon le récit des vainqueurs, était neutre et objective et non le reflet des rapports de pouvoir et de domination d’une société. Comme si ce n’était pas en soi une entreprise géante d’effacement des voix des vaincus, qu’il s’agisse des Autochtones au Canada, des Noirs aux États-Unis, des Arméniens en Turquie ou des femmes… partout sur la planète.

L’Histoire avec un grand H ne tombe pas du ciel. Des gens, le plus souvent des « grands hommes », l’ont écrite, façonnée, selon la vision dominante de leur époque. Quand on écrit, on efface aussi. Et ce qu’on choisit d’effacer ou d’oblitérer n’est jamais anodin. Parfois, les vies de populations entières deviennent des notes de bas de page. Les femmes deviennent invisibles. Et des salauds sont transformés en héros.

Poser un regard critique sur ces « héros » de l’Histoire, remettre en question les lieux de mémoire, qu’il s’agisse de noms de rues ou de statues, est non seulement légitime, mais nécessaire.

Non, il ne faut pas oublier l’histoire, même dans ce qu’elle a de moins édifiant. Il ne faut pas oublier les esclavagistes ou les génocidaires. Mais ce n’est pas en admirant des statues érigées en l’honneur de personnages historiques qu’on lutte contre l’oubli.

L’histoire s’apprend avant tout à l’école, dans les livres, dans les musées, dans les lieux de commémoration.

Lundi, la mairesse Valérie Plante, tout en dénonçant le vandalisme qui a eu lieu à la place du Canada, a annoncé son intention de créer un comité pluridisciplinaire qui réfléchira à l’avenir de la statue déboulonnée et, de façon plus générale, à la place des monuments et des symboles qui rendent hommage à des personnages historiques controversés. C’est une excellente nouvelle.

Bien entendu, j’aurais préféré que la réflexion soit amorcée avant qu’un autre acte de vandalisme ne soit commis. Car on n’a pas découvert samedi que John A. Macdonald était un personnage controversé et que de nombreux citoyens souhaitaient que le monument à son effigie soit retiré.

Ce monument a déjà été vandalisé plusieurs fois dans les dernières décennies, bien avant les récentes manifestations antiracistes. En 1968, des felquistes ont tenté de le faire sauter. En 1992, des manifestants lui ont scié la tête.

Il y a quelques mois, plus de 45 000 personnes avaient déjà signé une pétition adressée à la mairesse Valérie Plante et au conseil municipal pour que la statue, symbole d’un « blanchiment » de l’histoire, soit retirée. Ailleurs au pays, des demandes semblables ont déjà donné lieu à des changements. La Ville de Victoria, par exemple, a décidé il y a deux ans de retirer la statue de Macdonald qui était devant son hôtel de ville. L’objectif ? Que les Autochtones n’aient pas à passer devant ce « douloureux rappel de la violence coloniale », avait alors expliqué la mairesse Lisa Helps.

Réfléchir à cet enjeu, ce n’est pas céder aux activistes radicaux. Ce n’est pas non plus « démolir ce qui fait partie de notre histoire », comme l’a dit le premier ministre Legault. C’est se tenir au diapason d’une histoire qui évolue et enfin écouter ceux qui auraient dû être entendus depuis longtemps, mais n’ont jamais eu voix au chapitre. C’est aussi faire preuve de cohérence. On ne peut promouvoir la réconciliation, l’antiracisme et l’égalité tout en érigeant des statues et en nommant des rues à la gloire de ceux qui ont promu exactement le contraire.