(Québec) En une seule déclaration, un projet à l’évidence prometteur peut devenir un guêpier politique. Dans une sortie étonnante, le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, a amalgamé les données protégées de la Régie de l’assurance maladie, les attentes des multinationales du secteur pharmaceutique et les bénéfices prévisibles.

« Une mine d’or », a-t-il affirmé, le Saint-Graal pour les chercheurs. Mais le lecteur pressé aura vite associé ces propos aux profits attendus par les multinationales. Un ballon de plage maladroitement lancé aux partis de l’opposition, qui ont tout de suite sorti le bazooka et dépeint M. Fitzgibbon comme un homme « dangereux », un businessman « déconnecté », prêt à plier l’échine devant la cupidité de « Big Pharma ». On n’a pas fini d’en entendre parler ; Québec solidaire a obtenu mercredi qu’une commission parlementaire se penche sur cette question délicate.

Depuis des années, le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, responsable du Fonds de recherche du Québec, voit clairement les avantages qu’il y aurait à partager les données compilées par la Régie de l’assurance maladie depuis la création du régime public d’assurance médicaments, en 1996. Le ministère de la Santé et des Services sociaux y gagnerait, les chercheurs y gagneraient et, ultimement, le secteur privé y trouverait son compte, estime ce docteur en neurosciences qui occupe ce poste depuis les années Charest.

Bien sûr, on ne le soulignera jamais assez : il n’a jamais été question de laisser circuler des renseignements confidentiels tirés du dossier médical d’un individu.

Les exemples sont nombreux, dit-il. Avec des données anonymisées et agrégées, les chercheurs pourraient savoir quel type de médicament est le plus efficace contre le diabète, selon l’âge ou le sexe. On pourrait avoir une lecture des effets secondaires possibles. Pour les maladies moins répandues, la fibrose kystique, par exemple, il faudrait prendre plus de précautions, afin d’éviter qu’on puisse, par recoupement, identifier des malades.

Pour les scientifiques, les métadonnées dont dispose la Régie de l’assurance maladie valent vraiment de l’or, puisqu’elles sont susceptibles de remplacer de longues et coûteuses études « longitudinales », passage obligé actuellement, à partir d’échantillons de patients sur une longue période de temps.

Pour le scientifique Rémi Quirion, toutefois, il ne faut pas s’illusionner sur l’impact d’une telle politique sur la présence des sociétés pharmaceutiques. Celles-ci se sont montrées moins désireuses d’investir au Québec au cours des dernières années, mais c’est le cas partout dans le monde. La Suède, notamment, a connu le même repli. Sauf la Suisse et la grande région de Boston, on constate partout un recul de ces multinationales. Moins d’établissements « de brique et de mortier », mais tout autant de recherche, rétorque Frédéric Alberro, directeur québécois de Médicaments novateurs Canada, association des plus importantes « pharmas » au pays.

Le ministre Fitzgibbon, gauchement, a dit ce que le monde scientifique sait depuis longtemps.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Pierre Fitzgibbon, ministre de l’Économie, a décrit les données protégées de la Régie de l’assurance maladie comme une « mine d’or ».

Dans l’entourage de François Legault, on n’a pas tenu rigueur à l’ex-homme d’affaires pour ses déclarations d’une franchise embarrassante. Son collègue à la Santé, Christian Dubé, a vite pris ses distances vis-à-vis de ce qui a tout de suite eu l’air d’un guêpier politique.

Quand la CAQ est arrivée au pouvoir, il y avait dans les cartons des libéraux un projet très avancé de Politique des sciences de la vie, parrainé par Gaétan Barrette et Dominique Anglade. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. L’industrie ne pourra pas de sitôt interroger des banques de données, même anonymisées, mais on compte procéder aux modifications réglementaires nécessaires pour aider les scientifiques dans leur travail. On leur a ménagé des accès, ils peuvent soumettre leurs questions par l’intermédiaire de l’Institut de la statistique du Québec, mais les délais sont encore trop longs, semble-t-il.

Ces données sont « le Saint-Graal » pour les chercheurs, résume Frank Béraud, de Montréal Invivo, société sans but lucratif financée essentiellement par les gouvernements et les instituts de recherche. Un exemple : la RAMQ voit l’ensemble du cheminement du « parcours de soins » d’un patient, alors qu’un hôpital universitaire d’un grand centre, par exemple, perd le suivi des interventions si une personne atteinte d’un cancer poursuit sa chimiothérapie en région, et des effets secondaires risquent de passer sous le radar.

L’ouverture des données tout en protégeant l’identité des gens, « j’étais en train de le faire », a lancé sans ambages l’ex-ministre libéral Gaétan Barrette, dans une entrevue avec La Presse, mardi.

Les lois québécoises sur la protection des données personnelles « sont d’un autre siècle, totalement désuètes », observe le député de La Pinière.

Il y a deux ans, le secteur privé était prêt à injecter 250 millions de dollars si le gouvernement en faisait autant pour mettre en place une gigantesque base de données qui aurait pu croiser l’usage de médicaments et les profils génétiques des patients. Pas question d’identifier qui que ce soit. « Mais on sait que certains traitements, de chimiothérapie, par exemple, peuvent être très efficaces pour des patients qui ont tel gène et parfois nocifs pour ceux qui en ont un autre », explique Gaétan Barrette.

On sait qu’il y a des gens qui métabolisent rapidement un médicament, d’autres pour qui c’est beaucoup plus long. Selon qu’on présente tel ou tel gène, un traitement sera très efficace ou au contraire contre-indiqué parce que le patient « lent » accumule un produit qui peut devenir toxique, explique Frank Béraud.

La médecine des 50 prochaines années misera énormément sur le profil génétique des individus ; l’accès aux données sera déterminant pour l’efficacité des traitements, après des décennies où l’on a dû se rabattre sur les essais et les erreurs pour choisir parmi un éventail de traitements. Permettre aux chercheurs d’interroger facilement les bases de données de la RAMQ serait un premier pas. Mais les réactions aux déclarations un peu gauches du ministre Fitzgibbon rendront probablement frileux le gouvernement Legault.