Après les asperges, la laitue. Alors que la saison des récoltes bat son plein, des quantités phénoménales de légumes sont abandonnées dans les champs, faute de travailleurs étrangers pour les cueillir.

Une herse sillonne un champ de laitue de Sainte-Clotilde-de-Châteauguay en broyant tout sur son passage. Ses 52 lames rotatives bien aiguisées recrachent sur le sol les feuilles déchiquetées de milliers de romaines cultivées pour être vendues en supermarché, mais qui sont « montées en graines » avant d’avoir pu être cueillies.

Depuis huit semaines, cette scène crève-cœur se répète souvent sur les terres de la ferme RGR Guinois. Entre 120 000 et 240 000 pommes de laitue sont ainsi détruites chaque semaine.

« C’est sûr que ça va avoir été une année rock n’roll », lance le gérant de ferme Olivier Goyette.

À vue de nez, il estime qu’un total d’environ 1,2 million têtes de laitues frisées, pommées ou romaines ont été abandonnées dans les champs depuis le début de la saison.

Asperges, fraises, concombres : la liste des agriculteurs qui témoignent avoir été contraints de laisser choir fruits et légumes par manque d’employés s’allonge. La crise de la COVID-19 a braqué les projecteurs sur la clé de voûte du système agricole québécois : les travailleurs étrangers temporaires.

En temps normal, RGR Guinois compte sur l’aide de 128 travailleurs agricoles mexicains ou guatémaltèques durant l’été. Ils ne sont que 92 en ce moment. Plusieurs sont arrivés jusqu’à un mois après la date prévue et, une fois ici, ils devaient se soumettre à une quarantaine obligatoire de deux semaines.

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Olivier Goyette, gérant de la ferme RGR Guinois

On a essayé de garder le cap. Le gouvernement nous a toujours dit : “Oui, vous allez avoir vos travailleurs.” On les a eus, mais on les a eus plus tard, ce qui a engendré des pertes de quelques milliers de boîtes par jour. À la fin de l’année, ça fait des grosses quantités.

Olivier Goyette, gérant de la ferme RGR Guinois

« Échapper des 5000 boîtes par semaine, alors qu’on roule à des prix bruts de 20 $ la boîte, ça monte vite ! Prends 5000 fois 20 $, en partant c’est 100 000 $. Pendant 8, 10, 15 semaines ? Ce n’est pas long avant de te rendre à 2 millions de dollars. »

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En date du 17 août, 11 000 travailleurs étrangers temporaires étaient arrivés au Québec, soit 85 % des travailleurs attendus à cette date, selon le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ).

En date du 17 août, 11 000 travailleurs étrangers temporaires étaient arrivés au Québec, soit 85 % des travailleurs attendus à cette date, selon le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ).

« Notre pire ennemi, c’est Justin Trudeau »

Lorsque la pandémie a frappé et qu’il a compris que ses travailleurs agricoles étrangers traverseraient la frontière au compte-gouttes, Jean-Pierre Barbeau a fait comme la majorité des agriculteurs. Il a décidé de réduire ses superficies de culture.

Par précaution, le producteur maraîcher de Saint-Michel-de-Napierville a planté 15 % de moins de romaine et d’iceberg qu’à l’habitude.

Malgré sa prudence, 750 000 pommes de laitues n’ont pas pu être cueillies lorsqu’elles ont été prêtes.

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Jean-Pierre Barbeau et son fils Benoit Barbeau, producteurs maraîchers à Saint-Michel-de-Napierville

J’en ai abandonné pour une valeur de plus ou moins un million de dollars, faute de main-d’œuvre.

Jean-Pierre Barbeau, producteur maraîcher à Saint-Michel-de-Napierville

Normalement, son entreprise compte sur l’aide de 62 travailleurs étrangers durant l’été. Ils sont présentement 48. « J’ai passé deux mois à travailler avec seulement 32 d’entre eux, donc j’ai dû faire des choix difficiles », précise celui qui cumule plus de 40 ans d’expérience comme producteur agricole.

Contrairement aux légumes racines qui peuvent être récoltés de manière mécanique, la laitue est coupée au sol à l’aide d’une machette. « Pas de main-d’œuvre, pas de laitue », résume M. Barbeau.

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Contrairement aux légumes racines qui peuvent être récoltés de manière mécanique, la laitue est coupée au sol à l’aide d’une machette. « Pas de main-d’œuvre, pas de laitue », résume M. Barbeau.

La ferme Le Maraîcher A. Barbeau et Fils a tenté de recruter de la main-d’œuvre locale à travers divers réseaux, mais sans succès.

« Notre pire ennemi, cette année, c’est Justin Trudeau, dit-il. Avec la PCU, tu donnes 500 $ par semaine aux étudiants qui restent chez eux. Comment veux-tu qu’ils viennent ici travailler pour gagner 500 $ net par semaine ? On n’en a pas eu un. »

Dame nature s’en mêle

La fenêtre pour cueillir avant que les laitues ne « montent en graines » est d’environ deux jours. Cette année, dame Nature est venue compliquer les choses.

Le Québec a connu six canicules cet été. « Normalement, la laitue sort en 50 jours, cette année on l’a sortie en 39 jours », explique-t-il.

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En raison de la chaleur, des champs plantés à une semaine d’intervalle ont été prêts en même temps. « Il y a deux semaines qui rentrent dans une parce que ça pousse plus vite, il n’y rien qui se contrôle. »

En raison de la chaleur, des champs plantés à une semaine d’intervalle ont été prêts en même temps. « Il y a deux semaines qui rentrent dans une parce que ça pousse plus vite, il n’y rien qui se contrôle. »

« Côté météo, c’est pas mal la plus dure des 10 dernières années », renchérit son fils Benoit Barbeau, coactionnaire de l’entreprise familiale.

Producteur de choux-fleurs à Coteau-du-Lac, Guy Bibeau estime avoir perdu environ 15 à 20 % de ses récoltes en raison d’un manque de main-d’œuvre étrangère et 15 à 20 % en raison de la météo. Des pertes qu’il chiffre entre 100 000 $ et 150 000 $. « C’est dur sur le moral », dit-il.

Au lieu d’être 20 travailleurs étrangers temporaires au moment de sa première récolte de choux-fleurs, ils étaient 6.

Il y a des jours où je me demande si ce n’était pas plus payant de s’asseoir sur la galerie tout l’été. Peut-être qu’à la fin de l’année, j’aurais mangé moins d’argent que si j’avais travaillé comme un maudit malade.

Guy Bibeau, producteur de choux-fleurs à Coteau-du-Lac

Et la main-d’œuvre locale ?

« On a besoin de bras. » Voilà le vibrant appel lancé par le premier ministre François Legault afin d’encourager les Québécois à remplacer les travailleurs agricoles étrangers durant la pandémie. Québec a ainsi débloqué 45 millions pour verser des primes de 100 $ par semaine à ceux qui iraient prêter main-forte aux agriculteurs.

Intitulée « J’y vais sur-le-champ », la campagne visant à recruter des volontaires québécois a officiellement attiré plus de 13 000 candidatures, tandis que 865 producteurs s’y sont inscrits. Jusqu’à présent, 1562 volontaires ont été affectés à des fermes au moins une journée.

« Dès le début de ce programme-là, on avait dit : quand les autres secteurs d’activité vont reprendre, c’est sûr qu’on va avoir beaucoup de difficulté à avoir de la main-d’œuvre sur les fermes. Et dans nos régions, ce que les gens négligent, c’est que de la main-d’œuvre, il n’y en avait pas avant la pandémie et il n’y en a pas après la pandémie », explique le président de l’Union des producteurs agricoles (UPA), Marcel Groleau.

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Le manque de main-d’œuvre est criant, malgré les appels du gouvernement pour inciter les travailleurs québécois à donner un coup de main dans les champs. Tout repose souvent sur les travailleurs étrangers et la famille.

À son avis, plus la saison des récoltes avancera, plus ce genre de situation risque de se répéter.

« Août, septembre, c’est des grosses périodes de récoltes dans les fruits et légumes. Là, les gens s’organisent avec la main-d’œuvre familiale, avec les voisins. Ils font le maximum, mais avec les employés étrangers qu’ils ont. Il y a des journées plus longues pour ces gens-là. Ils vont faire le maximum pour récolter tout ce qu’ils peuvent, mais oui, il va y avoir des pertes », dit-il.

Appel au ministre

Normalement, les programmes d’assurance récolte protègent les entreprises agricoles contre les pertes de production associées aux conditions climatiques ou à des phénomènes naturels incontrôlables.

En raison des circonstances exceptionnelles liées à la COVID-19, Québec et Ottawa, qui financent conjointement les différents programmes d’indemnisation agricoles, se sont entendus pour que le manque de main-d’œuvre soit inclus dans la clause catastrophe d’un programme intitulé Agri-stabilité. Or, elle se déclenche lorsque les entreprises font des pertes au-delà de 30 % et n’éponge pas tous les dégâts.

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En raison des circonstances exceptionnelles liées à la COVID-19, Québec et Ottawa, qui financent conjointement les différents programmes d’indemnisation agricoles, se sont entendus pour que le manque de main-d’œuvre soit inclus dans la clause catastrophe d’un programme intitulé Agri-stabilité.

« Ce n’est pas une assurance sur laquelle tu peux t’appuyer », estime Marcel Groleau, qui critique d’ailleurs le programme depuis plusieurs années.

À l’heure où le gouvernement provincial encourage l’achat local et parle de l’autonomie alimentaire, il espère que Québec trouvera une meilleure manière d’aider les producteurs maraîchers.

« Le ministre de l’Agriculture André Lamontagne a dit en début de saison : “Allez-y, semez, on va être là.” Il a vraiment dit aux producteurs : “Faites-moi confiance, je vais être là”, ce sont ses mots », rappelle-t-il.

En quelques dates

17 mars

Même si le gouvernement canadien a ordonné la fermeture des frontières pour l’ensemble des voyageurs, Ottawa annonce que les 60 000 travailleurs étrangers temporaires qui travaillent dans l’industrie agroalimentaire au Canada feront l’objet d’une exemption et pourront entrer au pays.

11 avril

Le premier d’une série de vols nolisés de travailleurs étrangers temporaires se pose à l’aéroport Montréal-Trudeau.

13 avril

Ottawa débloque 50 millions pour aider les agriculteurs à éponger les dépenses liées à l’isolement strict de 14 jours de leurs travailleurs agricoles étrangers. Concrètement, les employeurs reçoivent un montant forfaitaire de 1500 $ par travailleur étranger.

15 juin

À la suite du décès de trois travailleurs agricoles infectés à la COVID-19 et la contamination de près de 600 autres en Ontario, le gouvernement du Mexique refuse de laisser partir ses travailleurs jusqu’à nouvel ordre.

21 juin

Ottawa et Mexico s’entendent pour améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs étrangers afin de limiter la propagation de la COVID-19. Le moratoire est levé.

31 juillet

Ottawa annonce un investissement de 58,6 millions pour renforcer le régime d’inspection des employeurs et accroître la santé et la sécurité dans les logements des travailleurs.