Le passage de Bill Morneau aura été marquant à plusieurs égards. Déficits répétés, accent sur la classe moyenne, imposition des riches : le bilan de l’ex-ministre des Finances tranche nettement avec celui de ses prédécesseurs.

L’homme aura fait changer les mentalités sur les finances publiques, arguant que la cible à atteindre n’était pas le déficit zéro, mais un solde budgétaire qui laissait constante la dette en proportion de la taille de l’économie. Il a ainsi imité plusieurs pays européens.

Au début, l’approche a été jugée hérétique. Rappelez-vous, lors des élections fédérales de 2015, même le NPD de l’ex-chef Thomas Mulcair, pourtant nettement plus à gauche que les libéraux, promettait le déficit zéro, comme les conservateurs. Bill Morneau paraissait seul dans sa bulle.

PHOTO JUSTIN TANG, LA PRESSE CANADIENNE

Bill Morneau a annoncé lundi sa démission à titre de ministre des Finances du Canada.

L’homme a toutefois convaincu des économistes que le déficit n’était pas un épouvantail. S’il sert à améliorer les infrastructures et laisse une dette constante en proportion du PIB, le déficit n’est pas un problème, devait-on comprendre. Les agences de crédit lui ont donné raison, en quelque sorte, et certaines organisations mondiales ont levé leur chapeau.

Personnellement, j’ai toujours douté de cette approche. Du moins, j’aurais préféré que le déficit soit ramené sous les 10 milliards annuellement – et non 20 à 30 milliards –, question que nos finances publiques de cette période de prospérité économique soient en bon ordre pour affronter une possible déconfiture économique.

La pandémie et le déficit abyssal qu’elle provoque cette année – 343 milliards – nous ont brutalement rappelé la grande importance de l’approche écureuil.

Bien qu’il soit un riche homme d’affaires, héritier de son père pour la firme Morneau Shepell, Bill Morneau a haussé le taux d’imposition des riches de 3,3 points de pourcentage en 2016. Il a aussi réformé l’impôt des entrepreneurs, en 2017, avant de reculer, devant le tollé. Sous son règne, la taille de la classe moyenne a grossi pour la première fois depuis 40 ans.

Mais l’affaire WE Charity (Mouvement UNIS, en français) est venue ternir sérieusement cette crédibilité « sociale ». Quoi, notre trésorier national a oublié que l’organisme de charité, pour lequel travaille sa fille, avait dépensé 41 000 $ pour deux de ses voyages à l’étranger en 2017, alors même qu’il était ministre des Finances ?

Cet accroc, jumelé à des dissensions avec le premier ministre Justin Trudeau sur les mesures budgétaires post-pandémie, auraient eu raison de Bill Morneau, qui a démissionné.

Un élément m’inquiète particulièrement dans ce départ. Selon ce qui a circulé, Bill Morneau exigeait de mieux encadrer les dépenses du gouvernement fédéral – bref, de mieux dégonfler le déficit monstre –, alors que Justin Trudeau avait une vision contraire, semble-t-il.

Entre autres, Bill Morneau n’était pas favorable au versement d’une allocation plus généreuse aux aînés pour contrer les effets de la pandémie.

Bref, celui qui est parti était davantage rigoureux que celui qui est resté, malheureusement. Ce n’est guère rassurant, sachant que d’autres ténors de la rigueur budgétaire ont quitté le Cabinet (Jim Carr, Ralph Goodale). Et sachant que, tôt ou tard, les Canadiens paieront pour les dégâts budgétaires de la COVID-19, en hausses d’impôts ou en compressions de dépenses.

Chrystia Freeland

Comment agira celle qui le remplace, nommément Chrystia Freeland ? Il faudra voir.

L’ex-ministre des Affaires étrangères, comme du Commerce international, est sans contredit la personne la plus crédible du gouvernement Trudeau. Elle a affronté le lion Donald Trump dans l’accord de libre-échange avec un doigté peu commun.

Son calme et ses habiletés avec les médias en font la personne idéale pour faire avaler la pilule. Mais quelle pilule voudra-t-elle nous faire avaler ? Voudra-t-elle poursuivre les dépenses à tout crin ou mettre progressivement de l’ordre dans les finances publiques ? Comment y parviendra-t-elle ?

Chrystia Freeland n’a pas une formation d’économiste, mais elle a entre autres été journaliste au Financial Times et à The Economist et patronne au sein de l’agence Thomson Reuters.

Son parcours pourrait nous donner un aperçu de sa vision. En 1993, elle obtient la bourse de la Fondation Cecil Rhodes, offerte aux plus brillants, ce qui lui permet d’effectuer une maîtrise en études slaves à la prestigieuse Université Oxford, au Royaume-Uni. Cette formation avait été précédée par des études en histoire et en littérature russes à l’Université Harvard, près de Boston, aux États-Unis.

Son livre publié en 2013 (Plutocrats : The Rise of the New Global Super Rich and the Fall of Everyone Else) dénonce les effets de la concentration de la richesse et des inégalités de revenus. Il est acclamé par la critique.

Visiblement, Freeland n’est ni une libertarienne ni une conservatrice, et il serait surprenant qu’elle mette la hache dans les programmes sociaux. Son travail au ministère des Finances sera d’autant plus difficile que sa marge de manœuvre sera mince comme politicienne de gauche, surtout avec un déficit monstre dans un gouvernement minoritaire.

Espérons qu’elle saura nous surprendre en gérant prudemment nos finances.