« J’ai une vision, je sais où je veux aller. On a la chance d’aller où on veut, de se libérer du boys club. Alors je me suis dit : “Pourquoi pas ?” »

Au bout du fil, Béatrice Martin échappe un petit rire. Elle sait bien que cette annonce est un contre-emploi magnifique, mais un contre-emploi…

Elle, Cœur de pirate, la chanteuse aux textes mélancoliques, connue et aimée au Québec et en France, juge à La voix, qui veut acheter à 30 ans Dare to Care, sa maison de disques, un des géants de la musique indépendante québécoise ?

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Béatrice Martin, alias Cœur de pirate

Comme on l’imagine dire sur ses réseaux sociaux où elle se met en scène avec verve : WTF ?

Luc Plamondon a fait une chanson célèbre sur un businessman qui aurait voulu être un artiste. Et là, dans la vraie vie, l’artiste Béatrice Martin veut faire du business : « Je n’aurais jamais pensé à ça, convient-elle, moi qui envisageais récemment d’aller habiter à la campagne… »

Ça pourrait n’être qu’une histoire de business, justement. Mais cette tentative de rachat de Dare to Care Records par Cœur de pirate, si elle se concrétise, a le potentiel pour être une formidable histoire humaine.

Parce que Dare to Care Records (DTC), c’est un géant de la musique au Québec. Outre Cœur de pirate, DTC collabore avec Fred Fortin, Émile Bilodeau, Les sœurs Boulay, Avec pas d’casque, Fanny Bloom et Jimmy Hunt (entre autres). Voilà pour les états de service.

Sauf que Dare to Care Records, c’est aussi l’antre de deux gros scandales qui ont ébranlé le monde de la musique, cet été.

Primo, Bernard Adamus était jusqu’à cet été une des stars de Dare to Care. Puis, en juillet, des allégations d’écarts de conduite dans la vie privée du chanteur, incluant des écarts de nature sexuelle, ont fait surface. Eli Bissonnette, dirigeant et fondateur de la maison de disques, a été accusé d’avoir couvert ou ignoré les comportements d’Adamus.

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Bernard Adamus

Score final, après la vague numérique : Bernard Adamus a admis ses torts et a été promptement éjecté de Dare to Care Records, exilé vers cette Sibérie métaphorique où les mononcles dénoncés cet été se retrouvent pour réfléchir à leurs péchés. Et Bissonnette s’est lui-même éjecté de DTC après avoir été mis en cause pour harcèlement psychologique par une ancienne employée.

Depuis la vague, Dare to Care Records est décapitée. Toujours propriété de Bissonnette, qui ne la dirige plus, mis au ban de l’industrie, indésirable dans sa propre boîte, désavoué par ses artistes… dont Cœur de pirate.

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Eli Bissonnette, fondateur de Dare to Care Records

Et donc, en cette mi-août, Cœur de pirate surgit du champ gauche avec sa lettre d’intention de déposer une offre d’achat.. Oui, il y a un symbole : la chanteuse qui veut relancer le « label » qui l’a mise au monde.

Mais il y a plus que ça. Il y a que Béatrice Martin a elle-même vécu des violences sexuelles, elle l’a déjà dit. Elle en a même fait une chanson en 2018, Je veux rentrer, où elle a décrit le viol dont elle a été victime. « Je sais que le symbole est fort, me dit-elle en entrevue. Dans ce mouvement de dénonciations, on l’a dit : les actions parlent plus fort que les mots. Et qu’y a-t-il de plus fort que l’artiste du label, une femme qui a vécu des agressions, qui reprend le label ? »

Le symbole est fort, donc : Dare to Care Records, mise à genoux par un scandale sexuel, qui serait reprise par une victime d’agression sexuelle, Béatrice Martin, alias Cœur de pirate.

Mais la chanteuse n’a aucune velléité de vengeance. Sa seule motivation, c’est de redresser Dare to Care Records : « Je sais que j’ai été “vocale” sur mon agression sexuelle et ça peut être vu comme un symbole fort de reprendre le contrôle d’une boîte qui est tombée à la suite de cette vague d’accusations. Mais avant toute chose, je ne veux pas que l’étiquette sombre alors qu’il y a énormément en jeu. »

La chanteuse a des partenaires qui l’appuient, partenaires qu’elle préfère ne pas nommer pour l’instant. Quand le groupe fera une offre, Béatrice Martin y mettra une partie de ses économies.

« C’est une prise de risque énorme pour moi, note-t-elle. Mais je ne serais pas où je suis dans ma carrière si je n’avais pas pris de risques. Mais c’est au-delà de ma personne : il y a les formidables employés de Dare to Care, il y a les autres artistes… »

Si son offre était acceptée par Eli Bissonnette, Béatrice Martin assurerait donc la direction artistique de Dare to Care. La gestion administrative serait confiée à quelqu’un d’autre : « J’aime la direction artistique. Disons qu’il y a pire que moi pour faire ça ! »

Notons qu’Eli Bissonnette était plus que le dirigeant de sa maison de disques, pour Béatrice Martin. C’était aussi son agent. Elle a mis fin à son contrat quand les agissements de Bissonnette ont été dénoncés cet été.

La chanteuse a revu son ex-agent récemment, après leur rupture professionnelle. C’est à ce moment qu’elle a exprimé son désir de racheter Dare to Care, pour éviter son naufrage.

« Présentement, Dare to Care est dans les limbes, c’est bizarre, un peu surréel, dit Cœur de pirate. Un label de cette importance ne peut pas ne pas fonctionner…

— Crois-tu qu’Eli Bissonnette a quelque chose comme une responsabilité morale de vendre à une artiste comme toi ?

— Je ne sais pas. C’est à Eli de voir. J’aime croire que pour la maison de disques, ce serait le scénario idéal. »