(Ottawa) La vente potentielle du réseau social TikTok à Microsoft donne au Canada une impression de déjà vu.

Des experts affirment que le pays subit à nouveau des pressions pour prendre parti dans un débat sur les technologies numériques qui semble motivé par la politique.

Le président américain Donald Trump force effectivement la vente de TikTok, appartenant à la Chine, invoquant des préoccupations de sécurité nationale concernant les données des utilisateurs et un accès potentiel aux appareils par le gouvernement chinois.

Microsoft est devenu un acheteur potentiel de la populaire application de partage de vidéos, cherchant à acquérir ses activités aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Canada.

Michael Geist, un expert en droit d’internet à l’Université d’Ottawa, affirme que l’enjeu ressemble au débat sur le fait d’autoriser ou pas la technologie de Huawei dans les réseaux de données sans fil 5G du Canada.

Le gouvernement fédéral n’a toujours pas tranché ce débat, alors que la dirigeante de Huawei, Meng Wanzhou, attend sa possible extradition vers les États-Unis après avoir été arrêtée à Vancouver, tandis que deux Canadiens, Michael Kovrig et Michael Spavor, sont détenus en Chine depuis plus de 600 jours.

M. Geist affirme que le Canada subit une fois de plus des pressions inconfortables pour prendre parti dans une bataille mondiale émergente en matière de technologie numérique et qu’il pourrait tenter de ne pas trop s’impliquer dans les pourparlers entourant TikTok.

« À ce stade, je ne suis pas convaincu que le gouvernement canadien ait une politique claire dans ce domaine, a déclaré M. Geist, ce qui signifie que notre réponse probable est de rester à l’écart et de laisser le problème se dérouler sans y contribuer ou s’y engager. »

TikTok a été lancé il y a trois ans et compte maintenant 100 millions d’utilisateurs dans le monde qui partagent des vidéos courtes et accrocheuses.

Un rapport publié plus tôt cette année par We Are Social, une agence mondiale qui s’intéresse à l’utilisation des médias sociaux, a révélé que TikTok était la sixième application la plus téléchargée au Canada en 2019, mais utilisée par seulement 9 % des internautes canadiens âgés de 16 à 64 ans.

La protection de la vie privée

Le président Trump s’est dit préoccupé par une entreprise chinoise ayant accès aux données personnelles des Américains, faisant écho aux préoccupations qui, plus tôt cette année, ont conduit une entreprise chinoise de jeux à vendre Grindr, une application de rencontres entre gais, à une entreprise américaine pour plus de 600 millions US.

L’approche de M. Trump face à TikTok survient alors qu’il multiplie les reproches envers Pékin sur le commerce et la pandémie de coronavirus.

« Les récents développements quant à TikTok aux États-Unis semblent être davantage motivés par la politique, estime M. Geist. Il y a peu de différences entre les pratiques de collecte de données de TikTok et celles des grandes entreprises américaines de réseaux sociaux. »

Une décision rendue à la fin du mois dernier par la Cour de justice de l’Union européenne a mis en évidence ce qu’elle considérait comme la faiblesse des lois américaines sur la protection de la vie privée, affirmant que le gouvernement américain pourrait avoir un accès non contrôlé aux informations des utilisateurs par le biais de ses propres lois sur la surveillance.

Ainsi, bien que le fait de stocker les données des utilisateurs de TikTok sur des serveurs américains puisse atténuer les inquiétudes concernant l’espionnage chinois, cela n’élimine pas les préoccupations quant aux agences américaines de renseignement qui pourraient faire de même avec une plateforme américaine.

« Lorsque l’Europe a adopté la réglementation sur la confidentialité la plus stricte au monde, Microsoft a décidé d’offrir ces protections et ces droits à tout le monde – même s’ils n’étaient pas tenus de le faire par la loi », souligne Lauren Reid, présidente du cabinet de conseils en matière de confidentialité The Privacy Pro.

« En fin de compte, Microsoft est une entreprise américaine et est soumise aux programmes de surveillance du gouvernement américain, qui permettent un accès non contrôlé aux informations personnelles détenues par des entreprises privées. »

Lundi, Donald Trump a déclaré aux journalistes qu’il interdirait TikTok aux États-Unis à moins que Microsoft ou une autre entreprise américaine n’achète l’application avant le 15 septembre. Une partie de la vente serait versée au Trésor américain.

Christopher Parsons, associé de recherche principal au Citizen Lab de l’Université de Toronto, a estimé que les actions de M. Trump pour forcer une vente constitueraient une rupture assez substantielle avec la façon dont les gouvernements traitent habituellement les entreprises internet.

En effet, les actions du président laissent entendre que chaque pays devrait avoir ses propres succursales d’entreprises de médias sociaux, croit M. Parsons.

Les décideurs canadiens devraient se questionner sur ce qu’ils feraient si un pays exigeait qu’une partie d’une importante entreprise de technologie du pays – M. Parsons a donné comme exemple Shopify à Ottawa – soit séparée pour des raisons similaires à celles que M. Trump a évoquées pour TikTok.

« Si le Canada devait être impliqué, je pense que cela pourrait être moins lié aux préoccupations concernant l’existence de deux TikTok qu’aux types de normes que nous voulons propager », a-t-il affirmé.