Julie Chen est une femme complexe. Après le procès de Bob Bigras, sa vie a pris un autre tournant alors qu’elle a sauté à pieds joints dans le monde interlope, aidée par Bigras lui-même. Mais là, elle se retrouve au milieu d’une histoire sordide et quelqu’un vient de lui fixer un mystérieux rendez-vous. Est-ce René ?

Septembre 2012. Dans un silence mortuaire, le jury s’est glissé dans la salle d’audience par la porte du fond. Les 12 jurés ont regagné leurs sièges inconfortables, les mêmes depuis ces quatre longs mois de procès.

« Monsieur le président du jury, je comprends que vous en êtes arrivé à un verdict ? », a demandé le juge Jean-Guy Cournoyer, coupant la tension de sa voix rassurante.

René Dupont a pris une profonde respiration en plantant ses yeux directement dans ceux du magistrat. « Non coupable. Sur tous les chefs d’accusation », a débité Dupont sans émotion, tel un robot.

Dans le box des accusés, Bob « Big » Bigras a hurlé de joie, même s’il savait, duh, qu’il s’en sortirait indemne. L’avocate de la Couronne a arraché son rabat en secouant la tête de gauche à droite. Et les journalistes judiciaires se sont gâtés dans les gazouillis sarcastiques : « Opération Julep : un procès au goût amer » ou « Bob Bigras, pas pressé de retourner en prison ! #ProcèsJulep ».

Baptiste Bombardier, enquêteur principal au dossier, ne comprenait rien de rien. La preuve était pourtant béton et accablante contre Bigras. Comment des mois de travail acharné et minutieux avaient-ils pu dérailler ainsi ?

Jean-Marc Chicoine, le juré numéro 9 à l’origine de la corruption, détenait la réponse et se félicitait intérieurement.

L’achat du vote de ses camarades jurés s’était avéré plus facile qu’il ne se l’était imaginé. Ses nouveaux collègues étaient tous cassés, mais vraiment beaucoup cassés. Genre : désespérés d’avoir plus d’argent, rapidement.

Le jeune René Dupont manquait de liquidités pour acquérir des actions de l’entreprise techno Elephant AI. La Dre Louise Dumas-Beaudoin prévoyait racheter la participation de son associé à la clinique médicale. Julie Chen songeait à retourner aux études, et le vieux Roger Campeau, lui, ne souhaitait que sortir de son trou à rat du Centre-Sud, le pauvre.

Ça tombait bien, car Bob Bigras croulait sous les billets verts. Pas besoin d’un doctorat en économie pour comprendre ce qu’il fallait faire ici : distribuer le cash et ne pas lésiner sur les montants.

Chacun des jurés avait reçu un premier versement au début du procès, avec la promesse d’un bonus juteux à l’acquittement de Bigras. Pas plus compliqué que ça.

Avec ses questions d’une précision chirurgicale et sa dévotion religieuse au procès, René Dupont avait réussi à bluffer le palais de justice au complet. « Ciboire, ce gars-là mérite un Oscar », ricanait Bigras dans sa barbe en voyant le jeune nerd de 24 ans mitrailler le juge Cournoyer d’interrogations hyper pertinentes.

Pour la forme, les jurés avaient patiemment écouté les détails techniques qui leur vrillaient le crâne. Trafic d’influence, blanchiment d’argent sur le dark web, achat d’immeubles par des prête-noms, investissements dans des entreprises servant de paravents, urgh, c’était d’une complexité rebutante.

Pour la forme, les jurés avaient aussi « délibéré » pendant cinq jours, pour ne pas éveiller de soupçons. Un verdict trop rapide aurait été louche. Tout avait fonctionné selon le plan initial. Jusqu’à présent.

Une fois le procès bouclé, Jean-Marc Chicoine avait ciblé les sept jurés les plus susceptibles de s’ouvrir la trappe.

— Heille, ça serait le fun de se revoir, la gang du jury, genre une fois par mois, avait lancé Chicoine, faussement désinvolte.

— Tellement ! avait répondu René Dupont. Je connais une super application qui nous permettrait de se réunir virtuellement, en plus.

Bingo. Tout le monde avait embarqué, sans se douter que ses rencontres mensuelles serviraient à espionner les jurés ripoux, à leur insu, pendant presque huit ans.

La première à branler dans le manche avait été la médecin. « Ma conscience m’empêche de dormir, le Zoplicone ne fonctionne plus, faut que je parle à la police », répétait Louise Dumas-Beaudoin le soir du Zoom fatidique, quand elle ne parlait pas de ses quatre maudits chats.

« Bon, Dupont. Va donc coucher avec la doctoresse d’Outremont pour lui calmer le pompon. Ça rend Big nerveux, pis y veut surtout pas de trouble, OK », avait ordonné Jean-Marc Chicoine. Et René Dupont, pris dans l’engrenage, avait obéi.

Le stratagème d’apaisement sexuel avait marché un certain temps. Mais Louise l’émotive menaçait toujours de déballer son sac aux flics. Il avait fallu la faire taire, en maquillant son meurtre comme un suicide par pendaison.

Le deuxième cas problème était Roger Campeau. Le retraité n’avait empoché que 25 000 $, contrairement aux autres, qui avaient mieux négocié leur complicité. Le bonhomme Campeau péterait sûrement un câble quand il découvrirait qu’encore une fois, la vie, sa maudite chienne de vie, lui avait joué un sale tour. Il n’avait plus rien à perdre, dans tous les sens du terme.

Pour s’assurer de la propreté du travail, et pour éviter que Roger Campeau ne bavasse trop durant son deuxième interrogatoire avec Baptiste Bombardier, Mario Malatesta avait lui-même rendu visite au vieux Campeau dans son quartier de pauvre. La visite avait duré un millionième de seconde.

Le procès de Bob Bigras avait été le théâtre de nombreuses surprises, c’est le moins qu’on puisse dire, dont une qui avait frappé personnellement Jean-Marc Chicoine.

Pendant les longues journées d’audience, Bob Bigras s’était mis à regarder Chicoine avec une nouvelle paire d’yeux, disons. C’était subtil, quoique fait de façon de plus en plus insistante et suggestive.

Confus et gêné, Jean-Marc Chicoine détournait le regard. « Coudonc, y est tu vraiment en train de me cruiser lui là ? », se demandait-il.

Jean-Marc Chicoine ne se considérait pas gai. Oh, bien sûr, il avait déjà expérimenté avec des gars, mais il préférait les filles de bar, moins compliquées, disait-il.

Et Bob Bigras n’avait jamais été vu avec une femme ni avec un homme, d’ailleurs. C’était le vieux garçon, le bâton de vieillesse du groupe de motards.

Mais se pourrait-il que ? « Ben non. Chu pas de même. Pis Bob non plus », essayait de se convaincre Jean-Marc Chicoine.

Reste que la chair est faible, même la chair tatouée, plus molle et burinée par le soleil. En secret, Chicoine et Bigras avaient commencé à se voir. D’abord, pour prendre une bière, puis juste pour « s’offrir du réconfort », se disait Jean-Marc Chicoine, qui avait tellement entendu sa mère prostituée répéter cette phrase à ses clients.

Chicoine avait même suivi son amant à Vancouver. Mais leur liaison devait absolument rester cachée. Notamment pour protéger les magouilles au sein du jury. Un accusé qui couche avec un juré, si ça se sait, on reprend le procès du début.

Et deux gars ensemble, dans le crime organisé, ça ne passe pas. Zéro autorité. Zéro crédibilité.

S’il fallait que leur relation s’ébruite, Chicoine et Bigras étaient cuits. Tous les deux.

> Vous pouvez relire les chapitres précédents ici