Un pilier de la lutte contre les agressions sexuelles de la police de Laval prend sa retraite

Il était devenu la mémoire vivante de la police de Laval, par la durée hors du commun de sa carrière. Le mois dernier, le lieutenant Gaston Forget a pris sa retraite, après 43 ans de service et un nombre incalculable de prédateurs sexuels envoyés en prison. Hors du service de police, beaucoup saluent le départ d’un « allié » sur qui ils pouvaient compter, à toute heure du jour ou de la nuit.

Lorsque Gaston Forget a commencé sa carrière, en 1977, René Lévesque entamait son premier mandat de premier ministre, Diane Dufresne faisait un triomphe à Paris et Guy Lafleur se préparait à remporter une troisième Coupe Stanley d’affilée avec le Canadien. Son travail a bien changé depuis.

« De 1977 à 2020, on s’entend, c’est loin d’être pareil. C’est complètement différent », souligne-t-il en entrevue avec La Presse. Il y avait plus de bagarres à Laval, mais moins d’armes à feu. Les enquêtes étaient courtes, et les procès, moins compliqués. Et en matière sexuelle, les agressions étaient beaucoup moins dénoncées, se souvient-il.

Élevé dans le quartier Pont-Viau, ce fils d’un directeur d’école avait voulu travailler dans la ville de son enfance. Il a commencé comme patrouilleur pendant quelques années, puis a tâté de tout : des enquêtes générales aux enquêtes antidrogues, en passant par la filature et les affaires internes.

« Ça vient te chercher »

Depuis 2007, Gaston Forget était le lieutenant de l’équipe spécialisée dans la lutte contre les agressions sexuelles et les sévices infligés aux enfants. Les 14 sergents-détectives (10 femmes et 4 hommes) de son équipe ont tous suivi une formation spéciale d’un mois afin d’apprendre à interagir avec des victimes souvent traumatisées.

Il faut être fait fort. Il y a du monde là-dedans qui souffre, qui a souffert et qui va continuer à souffrir. Ça vient te chercher.

Gaston Forget, lieutenant de la police de Laval à la retraite

Il n’a jamais cru que les policiers pouvaient tout régler seuls, de leur côté. Sa spécialité était de bâtir des ponts avec les groupes communautaires, les services sociaux, le réseau de la santé, les employés municipaux et les procureurs de la Couronne.

« On pouvait l’appeler n’importe quand il y avait une urgence, par exemple si un enfant était tout à coup prêt à raconter une agression. S’il n’y avait pas d’enquêteurs disponibles, il en trouvait. Sinon, il pouvait venir lui-même », raconte Anabel Tyre, psychoéducatrice au Centre jeunesse de Laval.

Mme Tyre se souvient d’une fois où elle s’était retrouvée dans une position délicate en allant secourir, seule, un enfant. Il y avait des gens armés et menaçants sur place. Aucun véhicule de patrouille n’était disponible pour l’assister dans l’immédiat, mais elle sentait que la situation ne pouvait pas attendre. « J’ai appelé Gaston. Je lui ai dit : “Je suis mal prise, et il y a de l’attente au 911.” Il m’a envoyé trois équipes d’enquêteurs tout de suite pour me protéger. »

« C’est un allié précieux », renchérit Pascale Bouchard, ancienne directrice générale de la Maison Le Prélude, OSBL qui héberge femmes et enfants victimes de violence intrafamiliale.

Il avait beaucoup d’écoute, de considération, de respect, d’intelligence émotionnelle, et il était très calme.

Pascale Bouchard, ancienne directrice générale de la Maison Le Prélude, à propos de Gaston Forget

Sans compter les heures

« Il croit à la cause. Je l’appelais dans des dossiers parce que je savais qu’il irait au bout des choses », explique MJocelyne Rancourt, procureure de la Couronne spécialisée dans les dossiers d’agressions sexuelles.

Elle se souvient du dossier d’un chauffeur de taxi qui faisait du transport adapté pour des patients souffrant de déficience intellectuelle. Deux de ses passagères semblaient victimes de sévices sexuels. Avec leur handicap, elles avaient toutefois du mal à s’exprimer, et la preuve s’annonçait très difficile à faire en cour. Le lieutenant Forget avait affecté une agente double à l’enquête. La policière s’était elle-même fait passer pour une personne atteinte de déficience. Elle avait pu prendre l’agresseur sur le fait pendant un transport et amasser une preuve beaucoup plus complète.

« Grâce à ça, on a été chercher une condamnation. Il fallait que M. Forget y croie, parce qu’un agent double, des frais y sont rattachés », explique-t-elle.

Gaston Forget dit n’avoir jamais eu de mal à trouver des enquêteurs volontaires pour travailler autant qu’il le fallait. « Dans la section chez nous, ils sont tellement passionnés que je pouvais les appeler n’importe quand la nuit et ils étaient toujours disponibles », dit-il.

Lui-même estime avoir pris seulement 10 journées de maladie en 43 ans. Il était toujours disponible. « Le lieutenant est disponible 24 heures sur 24. Le cellulaire sonne la nuit, les fins de semaine, les jours de congé », rigole-t-il.

Connaître tout le monde

M. Forget a supervisé de nombreux gros dossiers à Laval. Il y a eu Yvon Boulet, ce professeur de conduite condamné à la prison en janvier dernier pour avoir agressé une vingtaine de ses élèves adolescentes, entre 1982 et 2017. Ou encore Sébastien Cantin, prédateur qui agressait des femmes au hasard à leur descente de l’autobus, que les enquêteurs avaient identifié grâce à une agente double qui avait accepté de servir d’appât, en 2010.

Presque chaque fois, les ponts bâtis avec d’autres organismes se sont révélés utiles, explique le lieutenant. La police de Laval héberge ainsi à temps plein dans ses bureaux deux intervenantes du Centre d’aide aux victimes d’actes criminels. Elles sont déjà présentes, sans délai, si une victime a besoin d’être épaulée en plein milieu d’une rencontre. « C’est formidable comment ça rassure les victimes. Je pense qu’il faudrait essayer d’avoir ça partout au Québec », dit-il.

Son équipe a aussi des liens étroits avec les procureurs de la Couronne spécialistes des dossiers d’agression sexuelle à Laval. Le dossier n’est pas constamment transféré d’un procureur à l’autre et repris à zéro. Une relation de confiance peut s’établir dès le début.

Avec des procureurs attitrés, c’est beaucoup plus facile. La victime va être rencontrée par le procureur et l’enquêteur avant d’aller à la cour. L’approche est plus rassurante. Ce n’est pas parfait, mais c’est beaucoup mieux que c’était.

Gaston Forget, lieutenant de la police de Laval à la retraite

Ce modèle de coopération avec les autres organismes va au-delà des dossiers d’agression sexuelle. Gaston Forget participait jusqu’à sa retraite à une cellule de crise avec des responsables du réseau de la santé, de la Ville, des services sociaux et des maisons d’hébergement, qui vise à mobiliser tous les intervenants d’urgence lorsqu’il y a des raisons de craindre qu’une femme ne soit tuée par son conjoint sur le territoire lavallois.

Dès qu’un des membres de la cellule obtient des informations inquiétantes qui font craindre un homicide, tous les membres peuvent être mobilisés afin de protéger la femme et l’aider à sortir de son milieu, même si elle n’a pas porté plainte au criminel.

Un autre comité du genre regroupe des intervenants lavallois qui interviennent contre la maltraitance envers les aînés. Là encore, le représentant de la police était Gaston Forget. « J’en avais, des comités », lance-t-il en riant. « Quand je suis devenue sa patronne, lui, il était là depuis toujours », souligne l’inspectrice Lise Briand, responsable des crimes majeurs à la police de Laval. « Il connaissait tous les comités, tous les intervenants avec qui on collabore. Comme gestionnaire, on pouvait toujours aller voir Gaston pour qu’il nous dirige vers la bonne personne, le bon organisme. C’est très facilitant. »

Prédateurs en puissance

Le choix de porter plainte ou non après une agression sexuelle est une décision très personnelle, souligne M. Forget. « Chaque victime est différente, chaque victime le vit différemment », dit-il. Il se méfie des gens qui répètent des allégations anonymes d’inconduites sur les réseaux sociaux, parce qu’il préfère que certaines vérifications soient faites en bonne et due forme. Mais son expérience lui a appris l’importance de mettre hors d’état de nuire les agresseurs avant qu’ils fassent encore plus de dommages.

« Souvent, un prédateur, ça commence par des attouchements dans un parc ou une piste cyclable, puis ça monte, ça augmente. Une tape sur les fesses d’une inconnue dans un lieu public, il y a des gens qui ne le signalent pas, parce que ça leur semble banal. Mais, souvent, il s’agit de prédateurs en puissance. Et le fait de le signaler, ça permet de faire des liens », croit-il.