Après l’acquittement de Bob Bigras, huit jurés de son procès sont restés en contact et de mystérieux liens les unissent maintenant. Julie Chen et René Dupont sont devenus amants et producteurs de drogue de synthèse. Leur relation est tordue et cache certainement bien des choses, dont un lien pas très clair avec Bigras lui-même….

Jean-Marc Chicoine n’aurait jamais gagné la Dictée des Amériques, fait un doctorat à la Sorbonne en sociologie des genres ou inventé une nouvelle façon de décrypter les défauts du génome humain.

Mais Jean-Marc Chicoine était un gars intelligent.

Il ne faut pas confondre instruction avec intelligence. On peut être stupide et instruit. On peut être sans diplôme et intelligent. Bref, il faut se méfier des petites cases. Chicoine avait l’intelligence de la rue, l’intelligence de la résilience des enfances poquées. Quand ta mère est polytoxicomane et qu’elle reçoit des clients à la maison pour survivre, tu n’as pas le choix : ce n’est pas dans la série des livres de la comtesse de Ségur que tu vas apprendre la vie…

Chicoine n’avait jamais été un criminel endurci, pas comme Bob, pas comme les lieutenants de Bob, ni comme les autres frotteux qui rêvaient de devenir des associés de Bob. Mais il avait grandi dans le même air que ces bandits, si on veut, à distance, mais pas très loin. Quand Bob lui avait acheté une taverne — lui sauvant la vie, en quelque sorte —, Chicoine avait pu observer mille et une combines de l’esprit criminel, de la culture des bandits, grands et petits…

Un jour, juste avant la fermeture de la taverne, quand les langues se délient à la faveur d’un dernier verre, un motard en fuite était débarqué à la taverne. Les deux piliers de bar qui pensaient à leurs vieux péchés en parlant silencieusement à leurs bocks de Molson Ex en fût n’ont pas remarqué le gars, non plus que le pauvre hère en amour avec un des terminaux de loterie vidéo, au fond du bar, à côté des toilettes.

Chicoine l’avait reconnu : Jules « Balloune » Désormeaux, en fuite de la police depuis quatre ou cinq ans. Certains le croyaient mort. Balloune s’est assis au bar, Chicoine et le motard ont échangé un regard qui voulait tout dire. Le barman a fait signe aux deux piliers en cognant sur le bar discrètement : « J’vas fermer plus tôt, les boys, allez-vous-en à’ maison, c’est sur mon bras, vos drafts… »

Les deux vieux monsieurs sont partis en enfilant leurs manteaux, légèrement titubants.

— Qu’est-ce qu’on te sert ? avait demandé Chicoine à Balloune.

— As-tu une Fin du monde ?

— On a de la Fin du monde, avait répondu le barman en ouvrant le frigo et en sortant cette bière rendue célèbre, jadis, par Robert Charlebois.

Balloune avait dégusté sa Fin du monde en silence. Chicoine n’avait pas posé de questions, il était évident que le motard en cavale n’avait pas envie de jaser. Sa seule présence ici, dans le bar, un soir de semaine, était en soi inquiétante : un homme qui fuit et qui vit dans l’ombre, s’il décide de se montrer à la lumière, fût-elle celle d’un clair de lune, est manifestement un homme qui a décidé qu’il ne se cachait plus. Qu’il n’a plus rien à perdre. Chicoine l’avait pressenti en le reconnaissant dans l’embrasure de la porte, ce soir-là.

— Grosse soirée ? avait fini par demander Jean-Marc Chicoine au motard, qui avait planté son regard dans le sien, ce que Chicoine avait décodé comme une invitation à jaser.

— Grosse année, avait répondu Jules « Balloune » Désormeaux. Grosse décennie. Grosse vie.

— …

— Merci pour la bière.

Et Balloune était sorti sans payer.

Deux jours plus tard, la nouvelle faisait le tour du Québec, du Canada : le motard en fuite s’était suicidé dans un chalet dans le bout de Sorel, juste après avoir envoyé une vidéo au journaliste Daniel Renaud de La Presse. La vidéo contenait toutes sortes de preuves incriminant des policiers, un ministre actif et même une ancienne procureure de la Couronne qui avaient tous trempé dans des stratagèmes pas très propres, mais très lucratifs au profit ultime des Hells Angels. Documents, enregistrements audio et vidéo, questions qui appellent le droit au silence, tout le bataclan : Balloune s’était assuré de se constituer une police d’assurance en cas de pépin…

Cette police d’assurance, il l’avait encaissée après sa mort, dans les pages de La Presse+ : tous ceux qui avaient profité de lui sans jamais renoncer — comme Balloune l’avait fait — au vernis de la respectabilité allaient payer, maintenant.

Et c’est ainsi, grâce à cette magistrale leçon de vie criminelle d’un motard en fuite avec lequel il n’avait échangé que des banalités, que Jean-Marc Chicoine, à Vancouver, avait décidé de se constituer, lui aussi, une police d’assurance, une bombe à retardement. Il faut toujours garder des reçus, ça peut servir. Même après sa propre mort…

Il n’était pas stupide, Chicoine. Il avait vu que Bob Bigras avait changé, que ses étreintes étaient plus froides, à Vancouver. Il suivait les nouvelles de Montréal, il avait noté cette nouvelle recalée à l’état de brève à cause de la pandémie : un juré du célèbre procès de Bob Bigras avait été retrouvé mort. Jean-Marc Chicoine, le juré numéro 9, proactivement corrompu pour faire capoter le procès de son bienfaiteur, avait compris à quel point il était devenu, pour Bigras, un témoin potentiellement gênant…

Et c’est grâce à la prévoyance de Chicoine qu’à 4550 kilomètres de la plaza sur laquelle l’ex-barman s’était écrasé à Vancouver qu’un policier de Montréal spécialisé en informatique eut une surprise de taille en passant au peigne fin l’ordinateur de la Dre Louise Dumas-Beaudoin.

Il s’agissait d’un fichier gigantesque, même pas caché, dans le PC de la médecin. Dans ce fichier, des centaines d’extraits vidéo de cinq minutes, montrant l’intérieur d’un appartement. Les images étaient de qualité moyenne, comme le sont souvent les images de caméras de surveillance.

Le policier de Montréal fit jouer le dernier extrait reçu par l’ordi de la médecin. On y voyait un homme en accueillant un autre, masqué, à la porte d’un appartement.

Le gars qui ouvrit la porte y alla d’une blague : « Salut, Bob, ça te va bien, ton petit look d’hôpital… »

Le policier regarda la suite. Du Laboratoire d’expertise informatique de la Police de Montréal, il signala le numéro de téléphone de la SD Jones.

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