Les enquêteurs Baptiste Bombardier et Angele Jones avaient passé des heures à arpenter le trajet dessiné dans les rues montréalaises sur l’application Strava par René Dupont, qu’ils avaient d’abord cru être la victime d’un meurtre. Ils n’avaient rien trouvé. Ce n’est qu’après une conversation avec sa fille que l’enquêteur Bombardier s’est rendu compte que l’entrepôt trouvé à la fin du trajet était doté d’un « green screen », qui permet de changer de décor à volonté dans une vidéoconférence. Qui a utilisé cet écran vert ? Et pourquoi ? Suite de notre polar estival.

 – Jones, il y a quelqu’un pour toi à l’entrée. Monique Dupont.

Angele Jones raccrocha le combiné, lissa son veston pour en chasser d’imaginaires peluches et partit d’un pas ferme vers la réception du 35. François Michel, le préposé à l’accueil, lui glissa un clin d’œil en actionnant le verrou. Les membres du club restreint des minorités visibles qui travaillaient dans la police étaient tissés serré, sourit intérieurement Jones. Elle rendit son clin d’œil à Michel.

Monique Dupont était assise bien droite sur sa chaise. Sous son masque, elle était pâle.

 – Suivez-moi en salle d’interro, Mme Dupont.

C’est après une visite chez les parents Dupont, afin de leur annoncer que leur fils n’était finalement pas la victime du meurtre, que les soupçons de Jones s’étaient éveillés. Elle était seule avec la mère. Une vague de soulagement avait submergé la femme quand elle avait su que son fils était probablement vivant. Mais dans le regard de Monique Dupont, il y avait eu autre chose. Une franche lueur d’inquiétude.

Elle savait quelque chose sur la victime, le dénommé Maxime Tétrault, lui soufflait l’instinct de la policière. Jones était arrivée juste au point où Monique Dupont allait s’ouvrir, quand son mari était revenu de l’épicerie, brandissant triomphalement un méga-sac de farine.

 – J’en ai trouvé, Monique !  !  ! Pis il y avait même de la levure ! Heille, ça faisait des jours que j’en cherchais !

L’homme avait pratiquement les larmes aux yeux tant il était heureux de sa trouvaille, nota l’inspectrice.

Les yeux de Jones revinrent sur son sujet, qu’elle vit immédiatement se refermer. Elle ne dirait rien devant son mari. Jones avait donc convoqué Monique Dupont au poste, seule, lui précisant bien, conformément aux consignes sanitaires, de porter un masque.

Le maudit masque rendrait l’exercice de l’interrogatoire plus complexe. On n’avait plus que les yeux pour lire les émotions sur un visage. Mais il fallait beaucoup de maîtrise de soi et d’entraînement pour bien mentir. Et Monique Dupont n’avait ni l’un ni l’autre.

La mère de René Dupont s’installa sur une chaise dans la salle d’interro. Jones recula légèrement la sienne, afin d’observer les deux mètres réglementaires. Elle décida d’attaquer de front, en bluffant.

 – Madame Dupont, nous avons des raisons de penser que votre fils connaissait très bien Maxime Tétrault.

La femme resta muette. Jones lut le désarroi dans ses yeux.

 – Madame Dupont, ça ne sert à rien de vouloir protéger votre fils.

Les yeux se remplirent d’eau. Mais pas une parole ne traversa le masque de Monique Dupont.

 – Madame Dupont, je sais ce que c’est que d’avoir un fils. René est peut-être en danger à cause de ce qui est arrivé. Aidez-moi.

Jones maudit la pandémie. Normalement, en disant cela, elle aurait pu poser sa main sur celle de la femme, créer un lien, une complicité. Mais il n’était plus question de toucher qui que ce soit.

Les épaules de Monique Dupont s’affaissèrent. Jones s’avança sur sa chaise. La confession allait commencer.

Quand il avait débuté chez Elephant AI tout en menant de front ses études de doctorat, René Dupont s’était rapidement fait remarquer en concevant une application qui avait cartonné sur Facebook, raconta Monique Dupont. Find Your Twin permettait aux usagers du réseau social qui acceptaient de fournir une photo d’eux de trouver leur sosie, où qu’il vive dans le monde. La formidable banque de photos de Facebook permettait une recherche par la reconnaissance faciale, et à l’époque, le scandale Cambridge Analytica n’était pas encore venu restreindre la confidentialité des données des usagers. Bien sûr, le XTrunk, l’outil de reconnaissance faciale sur lequel on s’activait à l’époque chez Elephant AI, en était alors à ses balbutiements. Mais les usagers qui utilisaient Find Your Twin trouvaient généralement une personne qui leur ressemblait souvent de façon étonnante, et qui vivait parfois à l’autre bout du monde. L’application avait connu un succès bœuf sur Facebook.

À titre de concepteur de l’appli, Dupont avait fait partie des pré-tests réalisés en collaboration avec Facebook. Il avait donc trouvé son « jumeau ». Il s’appelait Maxime Tétrault, et ne vivait qu’à une dizaine de kilomètres de chez lui.

Cette découverte avait suscité une profonde curiosité chez René Dupont. Il voulait connaître cet homme. Il avait d’abord communiqué par Messenger avec Tétrault. Et puis, il l’avait rencontré. Et avait constaté que la ressemblance entre lui et Maxime Tétrault était purement physique. Leurs vies étaient aux antipodes. Tétrault habitait un trois et demie dans le Centre-Sud, il fumait comme une cheminée, vivait de diverses combines et avait eu une enfance pas mal rock’n’roll.

Jones soupira. Elle voyait très bien le portrait. Elle avait elle-même été élevée dans un quartier contrôlé par de petits durs. Elle avait rapidement dû intégrer les codes de la rue.

Bref, pensa Jones, on était loin de l’hypothèse initiale du Deep Fake dans l’affaire René Dupont. Pas surprenant que ce bon vieux BB ait pensé reconnaître Dupont le jour du meurtre : le gars lui ressemblait comme deux gouttes d’eau ! Les deux protagonistes de cette histoire s’étaient rencontrés dans des circonstances technologiques particulières, mais au bout du compte, ça sentait la bonne vieille arnaque, se dit-elle. Tétrault avait dû vouloir siphonner Dupont.

Et c’est là que les problèmes ont commencé, confirma Monique Dupont.

Maxime Tétrault avait effectivement vu, en René Dupont, une occasion de choix à saisir. Il avait manœuvré pour s’introduire graduellement dans sa vie.

À la fin, René disait qu’il était... je me souviens plus du mot, c’était en allemand...

Doppelgänger, dit tout de suite Jones. Un jumeau maléfique.

Oui, c’est ça ! s’exclama Mme Dupont.

Jones s’excusa, sortit de la salle et composa fébrilement le numéro de son partenaire.

 – Mon petit BB, j’ai du score sur Tétrault, annonça-t-elle.

 – Arrête de parler comme ça, on n’est pas dans District 31, grommela l’enquêteur.

 – Il y a pas longtemps, mon petit BB, René Dupont était notre victime. Ben maintenant, c’est notre suspect numéro 1.

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