Ouvrir les rues en construction de Montréal aux piétons pour ne pas mécontenter les commerçants représente un réel danger partout en ville, selon un entrepreneur montré du doigt après la mort accidentelle d’un passant, tué par un débris de construction.

Jean-Philippe Gaudreau marchait rue Saint-Hubert en reconstruction, l’été dernier, lorsqu’il s’est écroulé subitement, atteint à la tête par un morceau de lame de scie ronde qui s’était brisée, alors que des ouvriers coupaient des blocs de béton. L’homme de 36 ans a succombé à sa blessure à l’hôpital, le surlendemain.

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Jean-Philippe Gaudreau

Une mort « incroyable, invraisemblable », a confié sa mère, Diane Pharand, à La Presse, l’hiver dernier. « Quel est le risque que ça arrive en marchant quelque part ? Une chance sur des millions ? […] C’était un très, très bon garçon. »

Lisez notre reportage publié d'hiver dernier

La Presse a obtenu le rapport définitif de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), qui fait la lumière sur le drame. L’inspecteur Patrick Lorazo blâme les méthodes de travail du paysagiste Promovert ainsi que la mauvaise protection du chantier.

Mais le propriétaire de l’entreprise, Stéphane Provost, a fait valoir que le chantier de la rue Saint-Hubert n’était pas différent des autres chantiers montréalais et qu’un accident pouvait se produire à peu près n’importe où.

« Pourquoi ils ont permis que la rue Saint-Hubert soit ouverte aux piétons alors qu’il y a encore des travailleurs sur place ? Si c’était à recommencer, jamais, jamais je n’accepterais une situation comme ça », a dit M. Provost en entrevue avec La Presse.

Mais ce n’est pas le seul chantier. Il y a d’« autres chantiers en ville qui se font et où on ne peut pas fermer complètement [les rues] parce qu’il y a des commerçants, a-t-il souligné. C’est dangereux à bien des places ». Des moyens existent pour protéger les piétons – des panneaux en contreplaqué, par exemple, où alors des rotations de zones de travaux –, mais ils entraînent des coûts supplémentaires importants.

« Accident tragique »

Par courriel, la Ville de Montréal a assuré qu’elle faisait tout son possible pour assurer la sécurité des passants aux abords des chantiers éparpillés sur son territoire.

« L’évènement auquel vous faites référence est un accident tragique qui n’aurait jamais dû se produire », a indiqué la relationniste Marilyne Laroche Corbeil.

« La responsabilité de la santé et sécurité au travail (SST) sur les chantiers revient au maître d’œuvre. Dans la majorité des chantiers de la Ville de Montréal, la maîtrise d’œuvre est assurée par un entrepreneur », soit Eurovia dans le cas de la rue Saint-Hubert, a-t-elle continué. « Montréal travaille étroitement avec tous les entrepreneurs afin de s’assurer que les chantiers sont sécuritaires pour tous. Piétons, cyclistes et automobilistes peuvent donc continuer de vaquer à leurs occupations en toute quiétude, malgré les travaux. »

Eurovia n’a pas rappelé La Presse.

« Je trouve très, très regrettable qu’Eurovia n’ait pas été montrée du doigt, parce que la santé et la sécurité des travailleurs et des piétons devaient être assurées par eux », a dit Stéphane Provost, de Promovert. « Nous, on était là pour faire des travaux. » Selon lui, Eurovia a « ouvert » le chantier aux passants alors que des travaux correctifs étaient toujours en cours. « Ils étaient en retard sur les travaux, ils ont sûrement eu des menaces de pénalités », a continué M. Provost.

Mme Laroche Corbeil a souligné que les exigences de la Ville en matière de sécurité sur les chantiers « [avaient] été renforcées au cours de la dernière année, notamment en réponse à cet évènement ».

Paul Mackey, urbaniste à la tête de la firme Ruesécure, a expliqué à La Presse que les chantiers dans les rues commerciales faisaient face à cet éternel dilemme : fermer complètement la rue ou faire cohabiter piétons et travailleurs.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Un chantier de la Plaza St-Hubert, en mai dernier

Faire ces choix, « des fois, ça veut dire qu’il faut faire grincer les dents un peu. On essaie de répartir le grincement de dents équitablement, a-t-il dit. Il faut penser à la façon dont un piéton peut franchir cette zone de façon sécuritaire ».

Il peut en coûter plus cher pour protéger les passants, a poursuivi M. Mackey, mais les entrepreneurs devraient le prendre en compte au moment de soumissionner. « Ça devrait être vu comme un coût inhérent au projet. »

Méthode de travail dangereuse

Le rapport de la CNESST établit que Jean-Philippe Gaudreau a été atteint par une dent de la lame d’une scie ronde à béton qui a cassé en pleine utilisation. Il manquait huit autres dents de la lame ; celles-ci n’ont jamais été retrouvées.

IMAGE TIRÉE D'UN RAPPORT DE LA CNESST

Aperçu des lieux de l'accident. La flèche indique l'emplacement du puits d'aération autour duquel les travaux ont été exécutés.

Le trentenaire, qui travaillait en informatique à l’Université de Montréal, se trouvait à seulement 3,7 mètres des ouvriers de Promovert lors de l’accident. Le fabricant de la scie avertit qu’il faut faire respecter une zone de sécurité minimale de 15 mètres autour de l’utilisateur de l’outil.

« Cette situation est de toute évidence contraire aux exigences », a écrit l’inspecteur Patrick Lorazo dans son rapport.

M. Lorazo écrit aussi que les ouvriers ont utilisé une mauvaise méthode pour couper les blocs de béton puisque les travaux se faisaient à quelques centimètres d’une plaque d’égout en métal, matériel trop résistant pour la lame. « La méthode de travail employée pour [couper en biseau] les pavés expose le piéton à un danger de projection », a-t-il conclu. Le rapport ne l’affirme jamais en toutes lettres, mais le lecteur comprend que le bris de la lame aurait pu être causé par un contact avec la bouche d’égout en métal.

IMAGE TIRÉE D'UN RAPPORT DE LA CNESST

Scie utilisée dans le cadre des travaux

Finalement, l’omission par le paysagiste de prendre des mesures après le bris d’une première dent d’une lame de même modèle trois mois plus tôt était condamnable.

Doris Suarez, responsable des communications à la CNESST, a confirmé à La Presse que Promovert avait reçu une amende qui pouvait aller de 1600 à 3500 $. L’entreprise la conteste devant les tribunaux.