Un des derniers trucs que j’avais entendus en Géorgie à la radio était un Noir expliquant pourquoi il ne ferait jamais partie du mouvement « Black Lives Matter ».

L’animateur conservateur contenait mal sa joie. Cette fois, ce n’était pas lui, Blanc satisfait qui nous le disait avec sa voix de contrebasse. C’était un vrai de vrai Afro-Américain. Un truc de l’intérieur, quoi, un peu comme une entrevue avec un dissident du Parti communiste soviétique dans les années 1970 venu nous livrer la vérité.

Et parmi ses raisons, cet invité expliquait que le mouvement « BLM » a un programme anticapitaliste et fait « la promotion de l’homosexualité et du transgenrisme », en plus de favoriser l’avortement. Si « toutes les vies noires comptent », disait-il, comment justifier les avortements noirs, si nombreux ?

J’ai entendu l’argument plus d’une fois.

PHOTO ELIJAH NOUVELAGE, REUTERS

Des protestataires manifestant samedi contre les inégalités raciales et la brutalité policière, à Atlanta, en Géorgie, dans la foulée de la mort de Rayshard Brooks, Afro-Américain de 27 ans tué par la police vendredi

J’atterris à Montréal – où je dois fournir une adresse de « quarantaine » de 14 jours, alors qu’on arrive en Caroline du Nord sans la moindre restriction.

Je tourne les postes de radio. CBC. Une femme raconte sa vie. Je cite de mémoire, mais c’est la première chose que j’ai entendue : « Nous étions une famille de banlieue, trois enfants, sans histoire. Puis notre deuxième fils de 11 ans nous a dit qu’il est une femme et transgenre. Le mois suivant, mon mari, avec qui je suis depuis 18 ans, me dit que lui aussi a découvert son identité et va changer de sexe. Et finalement, j’ai réalisé que je suis lesbienne. »

Je suis bien de retour au pays, pas de doute.

Je sais bien, j’aurais pu entendre le même type de reportage aux États-Unis, à NPR, la radio publique américaine. Mais après 11 jours d’immersion dans le conservatisme culturel américain, le choc !

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Une des choses qu’on passe souvent sous silence dans l’analyse politique américaine, c’est le poids de la religion. C’est un considérant majeur, en particulier dans le Sud.

Vu d’ici, on n’arrive pas bien à comprendre que 45 % ou 40 % des Américains soutiennent Donald Trump. À part les taxes et la sécurité, Dieu est dans l’équation.

Oubliez les gens qu’on voit dans les rassemblements. Les « fans » de Trump. Le républicain moyen le trouve grossier, outrancier, souvent ridicule, sinon carrément stupide. Pas grand monde n’est dupe quand il brandit une Bible derrière la Maison-Blanche.

Mais Trump peut nommer le juge ou les juges qui manquent à la Cour suprême pour récrire le droit à l’avortement. Joe Biden ne fera pas ça.

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Ça ne veut pas dire que Trump va gagner. En fait, même dans les États jugés sûrs comme la Géorgie, le Texas, la Caroline du Sud, les choses bougent. La démographie joue contre les républicains. Toutes les plus grandes villes du Texas ont voté pour Clinton en 2016. Les cinq plus grandes villes de Géorgie aussi. Plus noires, plus multiraciales aussi, plus jeunes, plus progressistes, plusieurs des villes du Sud sont en croissance dans ce pays où les gens sont très mobiles.

Aux États-Unis comme chez nous, ce sont les gens « au milieu » qui font ou défont les gouvernements. Les blocs partisans ne bougent pas tant d’une élection à l’autre.

Bref, quand j’écris qu’ils « voteront pour Trump » de toute manière, ce n’était pas une prédiction du résultat final. Simplement un instantané d’électeurs qui ne l’aiment pas beaucoup, parfois pas du tout, mais pour qui la question ne se pose même pas.

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On ramène beaucoup le débat à la question de la présidence, mais dans les manifestations ces jours-ci, il n’est pas vraiment question de Donald Trump. Pas du tout, en fait. Des événements semblables sont survenus sous Obama – simplement, il y a fait face avec éloquence, lui.

Dans les manifs, il est question de violence policière. De racisme. De profilage. De justice.

Quand Barack Obama a incité les gens, les jeunes en particulier, à voter en masse, il a insisté sur ceci : toutes ces questions se décident sur le plan local. Dans la plupart des États, les juges de premier niveau sont élus. Les procureurs en chef aussi. Le shérif, qui dirige une force policière au niveau du comté. J’ai même parlé avec des gens dans une campagne pour élire… le greffier de la cour du comté de McIntosh. Un poste purement administratif. Mais évidemment, si on fait comme l’ancienne greffière, qui aurait effacé quelques contraventions, ça peut affecter le cours de la justice…

Et même à ce niveau, il y a des candidats républicains et démocrates.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Campagne pour l’élection de Carolyn Palmer comme greffière de la cour du comté de McIntosh

Carolyn Palmer, une Afro-Américaine qui est adjointe depuis une vingtaine d’années, tente de se faire élire à la place de sa supérieure congédiée. Sa fille agitait sa pancarte devant les voitures quand je suis passé.

« Les relations sont bonnes ici, mais depuis la mort de George Floyd et les manifestations, il y a quelque chose dans l’air, des voisins tout d’un coup me disent qu’ils vont voter pour ma mère plus tard, mais aux primaires, ils vont voter républicain… »

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Steve Jessup, shérif du comté de McIntosh

Le shérif, Steve Jessup, un républicain qui ne se cache pas pour appuyer Trump, passait au même moment. « Ça ne m’empêche pas d’appuyer plein de démocrates localement, et Carolyn est la personne la plus exquise que vous puissiez rencontrer. »

Pour ce qui est du racisme, « on est un petit comté, les relations sont très bonnes ».

Comme rien n’est parfait, il a congédié un policier pour des propos racistes il y a quatre ans, notamment quand il écrivait à un policier d’un comté voisin que, malheureusement, il allait pleuvoir le lendemain et qu’il ne serait pas capable d’arrêter beaucoup de Noirs sur la route. « Une pomme pourrie que nous avons sortie du panier », a dit le shérif aux médias à l’époque.

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Tout le monde n’est pas militant. C’est épuisant, être militant. Tout le monde ne suit pas les événements politiques à la trace. C’est fatigant, ça aussi. Encore un homme noir abattu par la police, vendredi à Atlanta… Une balle en plein dos parce qu’il fuyait une arrestation. Qu’est-ce qui peut justifier ça ?

Tout le monde n’est pas militant, mais (presque) tout le monde est touché.

Mon voisin au motel où j’étais à Orangeburg, en Caroline du Sud, est né dans cette petite ville qui héberge la plus vieille « université historiquement noire » de l’État.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Godfrey Bell

Godfrey Bell a son entreprise d’entretien des grands édifices du centre-ville de Charlotte, en Caroline du Nord, un truc de 75 employés. C’est lui qu’on appelle quand on casse des vitrines ces jours-ci.

Il prenait une bière ou six avec sa femme et un couple d’amis, assis devant leur chambre de motel, à la fin de la journée.

Il me raconte la fois où il a brûlé un stop ici. Le policier l’a arrêté, lui a demandé ses papiers. Il s’est penché pour les chercher dans le coffre à gants.

« Je me suis retourné, j’avais un canon de 9 mm dans la face. J’ai dit : est-ce que c’est ta première journée au travail ? Ç’a détendu l’atmosphère… »

Il me raconte ça sans colère. Il rit, même.

« Les policiers sont formés à l’académie à être paranoïaques, tout le monde a une arme ici, ils ont toujours le pistolet sorti, ils sont hyper anxieux.

« L’an dernier, je vais dans un centre commercial, et je me retrouve dans un long corridor, seul, face à une femme blanche. J’ai vu la peur dans son visage. Je l’ai vue mettre la main dans son sac doucement, c’est sûr qu’elle avait la main sur une arme… Ah, peut-être qu’elle tenait son rouge à lèvres serré. C’est comme ça, elle avait peur. On vit avec ça, ce regard. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? J’ai quatre fils, ils sont tous au collège. Je leur dis : obéis. Obéis toujours. Même si la police te donne un ordre ridicule. Les causes, ça se décide à la cour, pas dans la rue.

« Je regardais ces images horribles du policier avec son genou sur le cou de George Floyd, et ce qui m’a frappé, c’est le silence des autres policiers. Personne ne lui dit : ‘‘OK, ça suffit ?” Ne serait-ce que pour protéger le policier lui-même.

« Oh, c’est mieux qu’avant. Mais disons que ça pourrait être encore mieux…

« C’est long, changer tout ça. Moi, je dis : live, love, be happy. On naît, on vit, on fait de son mieux… Regarde ce coucher de soleil superbe, écoute la musique… »

Deux cents mètres au loin, dans un terrain vague, on apercevait un pick-up, haut-parleurs sortis, qui crachait des décibels.

« Le gars a juste emmené sa tante de 70 ans pour son anniversaire, et ils dansent en face. C’est pas beau, ça ? Moi, je trouve ça magnifique. »