Aaron Derfel est affecté au beat de la santé au quotidien The Gazette. On lui doit le scoop sur l’horreur des résidants abandonnés au CHSLD privé Herron. Chaque soir, Aaron Derfel décortique les statistiques québécoises du coronavirus sur Twitter.

François Legault est premier ministre du Québec. Le PM est un grand utilisateur de Twitter, où il envoie des messages sur toutes sortes de sujets, politiques ou pas.

Comme journaliste, Aaron Derfel talonne le gouvernement Legault pour sa gestion de la pandémie. Et le PM lui-même, en l’interpellant directement sur Twitter.

M. Legault a déjà signifié publiquement son irritation à propos du travail de M. Derfel : il l’a appelé « Aaron quelque chose », lors d’un point de presse où il a dit son déplaisir face à The Gazette, il y a quelques semaines.

Samedi, il y a eu escalade dans cette irritation du PM : on a appris que François Legault avait bloqué le journaliste Derfel sur Twitter.

Bloqué ?

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

François Legault, premier ministre du Québec

C’est un terme de réseaux sociaux : en bloquant quelqu’un, on l’empêche de voir – et d’interagir avec – votre compte. Si je vous bloque, vous ne pourrez pas voir mes messages. Vous verrez cependant que je vous ai bloqué en cliquant sur ma page. Ça peut être considéré comme un pied de nez numérique.

L’affaire Legault-Derfel a fait le tour des internets en moins d’une heure et en est même sortie, générant articles et commentaires dans plusieurs médias.

Plusieurs journalistes ont dénoncé le blocage de M. Derfel par M. Legault, notant qu’au nom du droit du public à l’information, le PM ne devrait pas bloquer un journaliste. D’autres internautes ont crié à la censure…

Personnellement, j’ai ouvert ma garde-robe, à la recherche d’une chemise à déchirer à propos de cette affaire. Je n’en ai pas trouvé.

Je ne dis pas que le PM a raison d’avoir bloqué Aaron Derfel (il a fini par le débloquer devant le tollé). Je trouve que le PM s’est fabriqué une crisette de relations publiques par un beau samedi, qui sera citée par ceux qui voudront indiquer que M. Legault peut avoir la mèche courte devant les critiques qui sont adressées à son gouvernement.

Mais voici une opinion impopulaire : tout le monde devrait pouvoir bloquer n’importe qui sur Twitter. Personnellement, je bloque comme d’autres pêchent à la dynamite : 1877 comptes bloqués à ce jour.

Et il n’y a pas de censure là-dedans. La censure, c’est quand l’État veut vous empêcher de parler. Il faudra un jour cesser d’essayer d’élargir la définition de la censure.

Pour l’atteinte à la liberté de la presse, on me pardonnera de ne pas grimper dans les rideaux. En effet, rien n’empêche Aaron de se créer un autre compte Twitter dans lequel il pourra basculer en un clic et demi afin de voir les messages du PM qui bloque son compte officiel. Ça se fait en 22 secondes.

Je sais, je sais : un tribunal américain a jugé que le président des États-Unis ne pouvait bloquer des citoyens sur Twitter, au nom du respect du premier amendement de la Constitution américaine qui protège la liberté d’expression et d’information.

Au Canada, il n’y a pas de loi ni de jurisprudence sur le sujet bien précis des élus qui bloquent des citoyens. Il y en aura peut-être un jour.

J’ai personnellement été plus dérangé par l’utilisation de guillemets par François Legault pour désigner Aaron Derfel quand le PM s’est expliqué, en le désignant comme un « journaliste », comme si Derfel ne l’était pas. Il l’est. Si Derfel n’est pas un journaliste, il n’y a pas de journalistes au Québec.

Mais le plus irritant, c’est qu’on en a fait une grande cause de droit du public à l’information. Dans les entraves au droit du public à l’information, il y a plus grave, il y a l’opacité ordinaire de l’État québécois, qui s’est encore illustrée pendant cette pandémie.

Des chercheurs universitaires sont encore ahuris devant l’immense difficulté à obtenir des données de base sur le système de santé. Des journalistes ont (encore) dû se battre pour obtenir des informations de base auprès du ministère de la Santé et des patentes à CIUSSS et CISSS.

Cette opacité de l’État, elle est dénoncée depuis des années. Depuis mars, elle a empêché les Québécois d’avoir un portrait complet de l’évolution de la pandémie et de la réponse du gouvernement. Ce n’est pas une opacité caquiste : c’est la même bonne vieille opacité du faites-une-demande-d’accès-à-l’information-et-vous-aurez-peut-être-la-réponse-dans-18-ou-même-24-mois qui avait cours sous les libéraux et sous les péquistes.

Qui déchire sa chemise là-dessus ?

Qui grimpe dans les rideaux ?

Nous ne sommes pas nombreux à le faire. L’opacité ordinaire de l’État ne génère jamais autant de bruit que le PM qui bloque un journaliste sur une plateforme numérique.

Cette opacité-là est culturelle, elle est imbriquée dans l’ADN de l’État québécois et elle ne se contourne que difficilement…

Quand elle se contourne.

Cette opacité de l’État est pourtant sacrément plus grave qu’un PM qui bloque un journaliste sur Twitter : on ne peut pas la contourner en un clic et demi.