(Charlotte, Caroline du Nord) Les États-Unis sont secoués d’un bout à l’autre depuis la mort de George Floyd aux mains de la police de Minneapolis. Notre chroniqueur est allé dans le Sud du pays pour faire un état des lieux.

En sortant du café, car les cafés sont ouverts « à moitié » en Caroline du Nord, toute la famille était là : trois générations, qui fêtaient la fin d’études de deux cousins.

L’école est fermée ici aussi, il n’y a pas de bal, alors les gens vont se faire photographier avec un mortier sur la tête et une robe de finissant.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Copone Rivers et sa mère Tasha

J’ai offert de prendre la photo de groupe. Il y avait la grand-mère dans son fauteuil roulant, dans une robe des grands jours, chapeau à large bord. La plus fière. Elle filmait tout ce qui se passait. Il y avait le petit frère de 6 ans, qui en avait marre. « Souris, Mason ! » Mason voulait rien savoir.

Il y avait la grande sœur du finissant, sautillant autour de son « baby boy » diplômé, qui faisait jouer un rap sur une beat box rose.

Quand la grand-mère a entendu « suckin’ and fuckin’ », elle a ordonné qu’on change de musique. « Lucky man » était plus de circonstances.

« Comment s’appelle votre fils ?

– Copone, me dit Tasha, sa mère.

– Capone ?

– Non, Copone.

– Ah, c’est la première fois que j’entends ça.

– C’est son père qui a inventé ça.

Je me tourne vers le père.

– Oui, je l’ai inventé. Je voulais qu’il ait un nom unique, comme moi, dit-il, fier de son coup.

– Comment vous appelez-vous ?

– Notorious Rivers. »

Oh, quel nom ! Des flashs vous arrivent immédiatement. Les fleuves célèbres… On se voit en Amazonie… Quoique « notorious » est ambigu, ça veut aussi dire mal famé. Les rivières louches ? En tout cas, ça donne à voir.

Il m’explique qu’il est effectivement parti du nom du gangster Al Capone, et l’a modifié.

« Parce que dans la vie, il faut faire du positif à partir de ce qui est négatif.

– Et tu vas où maintenant, après ton high school, Copone ?

– À l’Académie de police. »

Ce qu’il peut y avoir dans un nom…

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PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Alvin Collins Jacobs Jr.

Alvin Collins Jacobs Jr., que je viens de rencontrer dans ce café.

En 2011, lui qui avait roulé quelques petites affaires, s’est retrouvé par hasard dans une manifestation à Chicago, avec un appareil photo.

Les gens protestaient contre l’exécution imminente de Troy Davis, condamné à mort pour le meurtre d’un policier de Savannah sur la base d’une preuve douteuse.

« Je viens d’une petite ville de l’Illinois, personne ne proteste jamais contre quoi que ce soit. Ç’a été un tel choc pour moi. Sur une pancarte, quelqu’un avait écrit : “Je suis Troy Davis”. Ça m’est rentré dedans. Je me suis dit : “moi aussi, je suis Troy Davis”. Je me suis mis à sa place. Moi aussi, ça pourrait m’arriver. »

Depuis ce jour-là, c’est ce qu’il fait. Il court les manifs. Baltimore. Ferguson. Flint. Etc.

« C’était comme un appel. Une sorte de mission. Je me suis dit : qu’est-ce que je peux faire ? Je ne suis pas législateur, je ne suis pas médecin, je ne suis pas juge, je ne suis pas philanthrope, c’est quoi mon rôle devant l’injustice ? Et la réponse, c’est : faire entendre ma voix. Aider les gens à voir. Améliorer la conversation.

Quelques clichés d’Alvin Collins Jacobs Jr.
  • Manifestation à Charlotte, en Caroline du Nord

    PHOTO FOURNIE PAR ALVIN COLLINS JACOBS JR.

    Manifestation à Charlotte, en Caroline du Nord

  • Manifestation à Minneapolis

    PHOTO FOURNIE PAR ALVIN COLLINS JACOBS

    Manifestation à Minneapolis

  • Manifestation à Minneapolis

    PHOTO FOURNIE PAR ALVIN COLLINS JACOBS

    Manifestation à Minneapolis

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« La mort de George Floyd, ce n’est rien de nouveau, mais cette fois, tout le monde a pu voir, et peut-être ressentir ce que c’est que d’être Noir face à la police. »

Ses photos ont été publiées partout dans les plus grands médias du pays. Mais il n’est pas « photographe ». Il est « militant de l’image ».

« Je ne peux pas rester neutre. Je suis un Noir en Amérique. J’arrive donc comme un artiste avec une analyse critique. Et mon opinion, c’est ce qui me protège dans une manifestation.

– Comment ça ?

– Si tu te baignes dans l’océan, tu sais que tu peux te noyer, tu peux te faire mordre par un requin, tu évalues les risques. C’est la même chose pour moi devant les policiers. »

La seule fois qu’il a eu vraiment peur, c’est en 2017, à Charlottesville, en Virginie (ne pas confondre avec Charlotte), pendant la manif des suprémacistes blancs.

« Je n’ai jamais vu autant de gens haïr autant de gens. Et le pire, ils n’avaient l’air de rien, ce n’étaient pas des skinheads, c’étaient des Blancs dans un polo comme celui de Trump… »

– Alvin Collins Jacobs Jr.

Et la seule fois qu’il s’est blessé… c’est avant-hier, à Charlotte, quand quelqu’un est bêtement tombé sur lui et lui a fait une sérieuse entorse à une cheville.

« Le mouvement actuel, ça devait arriver. D’un côté, c’est décourageant, parce qu’on a connu ça avant ; mais de l’autre, cette fois, ce n’est pas juste une affaire de Noirs, on voit des gens de toutes les races dans les manifestations. Tout le monde peut se mettre à la place de George Floyd. On va finir par gagner, mais ce sera une affaire de générations, de générations avec un S…

« Ce sera long, tellement le racisme est incrusté profondément. Regardez comment le discours est aussitôt détourné. Si Colin Kaepernick met son genou à terre, ils disent que c’est contre le drapeau. Ou contre les militaires. Ça fait si longtemps, on est comme engourdis… »

Alors peu importe où ça saute dans le pays, Alvin Jacobs prend son équipement et va le documenter, c’est plus fort que lui. Il faut montrer. Raconter. Éveiller.

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PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Lemont

Lemont était assis les bras croisés dans le parc Southside, oasis de verdure dans une communauté de logements sociaux. Seul, à regarder le soleil descendre sur les grands arbres.

« Aimes-tu le baseball ?

– Pas tant… »

Il m’offre pour 800 $ des balles de baseball signées par Mickey Mantle, Joe DiMaggio, Ted Williams.

« Je les ai pas avec moi, mais je connais le gars qui les a. J’essaie de me faire un peu d’argent. Ma blonde m’a mis dehors encore.

– C’est quoi le tatouage sur ta tête ?

Il enlève sa casquette et découvre une sorte de réseau de veines dessinées sur son crâne.

– C’est les craques qu’elle fait dans ma tête. »

Il n’a nulle part où dormir ce soir. « Au moins, c’est beau ici. »

Il me dit qu’il a fait de la prison. Trois ans et demi.

« J’ai volé un gars qui essayait de me voler, quand je vendais du weed. C’est légal au Canada, hein ?

– Oui. Tu penses que tu aurais été en prison si c’était légal ici ?

– Ben oui, ça n’avait rien à voir avec la dope. Je l’ai vraiment volé, son argent, sa télé, tout ça. Un vrai vol à main armée, t’sais.

– Et en prison, c’est comment ?

– Oh, man… À côté de moi, il y avait un gars qui était là depuis 1974. C’était en 2014. Y avait un gars qui levait 600 livres, un monstre, il s’appelait Bulldog.

– C’était le chef ?

– Non. Il y avait un gars encore plus gros, on l’appelait Fort Knox. Une brute. Mais j’ai été chanceux, il violait juste les Blancs. »

Ne vous fiez pas au sourire, on a ri juste cinq secondes, quand il a dit que je suis aussi nul que lui en photo.

Le spleen l’a rembruni tout de suite.

On s’est salués.

Le lendemain matin, je suis revenu, j’ai cherché dans le parc. Il avait disparu avec ses possibles balles de baseball à vendre de joueurs morts.