André Pratte, ex-sénateur et ex-éditorialiste en chef de La Presse, lance Sénateur, moi ?, un livre hybride dans lequel il retrace son parcours en journalisme et en politique tout en y allant de confidences sur sa vie personnelle. Pour dire qui il est, pour en finir avec cette étiquette de « suppôt de Power Corporation », pour expliquer son départ du Sénat, une institution « hyper partisane » à « l’influence insignifiante ».

Q. Nous avons été collègues, nous nous connaissons, bien que nous ne soyons pas des intimes. Alors que vous avez toujours montré votre côté cérébral, voilà que, dans ce livre, vous évoquez la mort de votre mère quand vous aviez 4 ans, votre spleen et votre tentative de suicide à 18 ans, puis votre douleur de perdre un enfant à quatre mois de grossesse. Pourquoi avoir décidé d’y aller dans l’intime ?

R. Je ne participerai plus au débat public. C’est probablement mon dernier livre. Les gens qui m’ont lu et qui ont travaillé avec moi ont cette idée que je suis quelqu’un de cérébral, presque sans émotion, à la limite arrogant et très solitaire. Je sentais le besoin de faire un bilan, d’expliquer qui je suis, dire, aussi, qu’on peut croire au Canada tout en étant profondément québécois.

L’accusation la plus douloureuse qu’on m’ait lancée – à moi, à Alain Dubuc, aussi – ça a été de dire : “T’es un traître à la nation, t’es pas un vrai Québécois, t’es vendu aux Anglais, à Desmarais, au Canada…” Je sais bien que ce livre ne va pas intéresser un milliard de personnes, mais je voulais dire que je ne suis pas le « méchant » que certains ont pu penser.

Q. Vous écrivez qu’il vous a été douloureux d’être considéré comme le « suppôt » de Power Corporation, y compris par certains de vos collègues. La Presse est aujourd’hui un OBNL sans propriétaire, mais du temps où vous y étiez éditorialiste, elle avait un propriétaire. Et dans les journaux occidentaux, si les journalistes sont tenus d’être objectifs, les éditorialistes, eux, ont pour tâche de refléter les prises de position des propriétaires. Cela vient avec le job, non ?

R. Lors des périodes électorales, lorsqu’il fallait prendre position, on avait effectivement des échanges avec les actionnaires. Autrement, les positions que je prenais étaient les miennes, après discussion avec mes collègues éditorialistes. Je travaillais fort, j’arrivais avec des positions rigoureuses et indépendantes, mais ce n’était pas la perception qu’avaient beaucoup de gens à l’interne et à l’externe. On continuait de penser à tort que j’étais un suppôt de Power Corporation et que M. Desmarais me dictait mes écrits sur les sables bitumineux ou sur le CHUM, à l’époque.

Q. Pendant des années, vous avez été de ces figures publiques qui ont été traînées dans la boue, vilipendées. Comment vit-on, au quotidien, avec tout ce mépris ?

R. Je me suis fait une sorte de carapace, j’ai compris que des gens se défoulaient et que je n’y pouvais rien. Mais il était autrement plus agréable d’avoir des discussions extrêmement intéressantes avec des gens aux idées très différentes des miennes et qui savaient débattre respectueusement. C’est ce qui a donné par exemple ce petit livre que j’ai écrit avec Joseph Facal.

Q. Y a-t-il des éditoriaux que vous regrettez ?

R. Dès le début des grèves étudiantes du printemps érable, j’ai pris une position très catégorique, que je regrette, qui manquait de nuances, et je me suis enfoncé dans cette position. J’étais contre la grève, je trouvais que les gens doivent payer une part raisonnable de leurs droits de scolarité et cela, je le pense encore. Mais j’ai écrit quelques textes trop raides et j’ai minimisé l’ampleur du mouvement, je l’ai trop pris à la légère.

Q. Vous racontez être parti de La Presse parce qu’on vous cantonnait au rôle d’éditorialiste en chef sans vous permettre de prendre part « aux grandes décisions concernant la gestion du journal ». Cela a été une « grosse erreur de jugement », écrivez-vous. Que regrettez-vous de cette vie d’éditorialiste en chef ?

R. Quand on travaille à La Presse, on bénéficie d’une tribune extraordinaire, qui me manque. Je suis parti un peu parce que j’étais fatigué, beaucoup à cause d’une frustration mal placée. J’aurais dû rester, sinon comme éditorialiste en chef, au moins comme éditorialiste. C’est là que j’ai été le plus heureux.

Q. Mais donner son opinion pendant 14 ans, ça fait beaucoup d’opinions !

R. J’avais en effet l’impression d’avoir fait le tour, d’avoir dit ce que j’avais à dire, mais au fil du temps, de nouveaux débats surgissent. Au Sénat, j’ai certes eu l’occasion de m’exprimer publiquement sur les sujets qui m’ont toujours intéressé, mais quand on est au Sénat, personne ne nous écoute.

Q. Vous expliquez votre démission du Sénat [le 10 octobre 2019, NDLR] en disant y être arrivé avec de grands idéaux et vous y être senti « comme un chien égaré dans un jeu de quilles », dans un système ultra-partisan où l’intimidation est monnaie courante. Vous aviez espéré mieux.

R. Le Sénat est une institution moins partisane que la Chambre des communes et le gouvernement avait nommé des sénateurs indépendants avec l’intention qu’ils étudient les projets de loi de façon indépendante. Mais je me suis retrouvé dans un système où l’opposition était virulente et où le gouvernement était braqué sur ses positions. Le Sénat continuait d’être considéré comme un embarras. Rester des heures au Sénat à écouter des discours, c’est souvent plate, mais ça aurait été endurable si j’avais eu l’impression qu’on avait une réelle influence. Or, l’influence du Sénat est assez insignifiante. J’avais 62 ans. Si je voulais réorienter ma carrière, je ne pouvais pas attendre sept ou huit ans.

Q. Peu avant votre départ, il y a eu cette histoire de bureaux, chez Power Corporation.

R. Quand je suis parti de La Presse, le journal faisait sa transition. Power Corporation m’a embauché comme conseiller. J’ai conservé ce poste parce que les sénateurs – comme les députés, d’ailleurs – peuvent conserver un emploi. Toutes sortes de règles et balises sont en place pour éviter les conflits d’intérêts.

Q. C’est tout de même particulier, étant donné les multiples intérêts de Power Corporation dans plusieurs domaines.

R. On pourrait bien sûr interdire aux sénateurs d’avoir d’autres occupations, mais je soupçonne que cela nous priverait des talents de bien des candidats possibles.

Je n’ai siégé à aucun comité sénatorial qui touchait aux affaires financières de Power Corporation – dans le domaine de l’énergie, par exemple. J’avais pris toutes les précautions nécessaires, sauf celle de me trouver un autre endroit à Montréal où rencontrer des gens que j’avais à rencontrer et qui n’avaient rien à voir avec Power Corporation. Par exemple, j’y ai fait l’entrevue d’embauche de ma conseillère parlementaire. Mais j’en prends la responsabilité, ç’a été malhabile. Ça m’écœure profondément, j’ai fait tant attention pour éviter toute apparence de conflit d’intérêts, puis il y a eu cette niaiserie.

Q. Pourquoi le Sénat vous apparaît-il néanmoins essentiel, encore aujourd’hui ?

R. Comme les sénateurs sont non élus, ils ne sont pas vraiment redevables au gouvernement. Si on donnait une vraie légitimité au Sénat, il pourrait donc agir comme un frein au pouvoir énorme de l’exécutif, en particulier au bureau du premier ministre. Advenant un premier ministre très populiste, qui négligerait les droits des minorités, qui favoriserait une région par rapport à une autre, qui violerait les droits fondamentaux en cherchant à rétablir la peine de mort, par exemple, le Sénat pourrait mettre le holà. Mais bien sûr, ça susciterait un débat énorme et à l’heure actuelle, le Sénat n’a pas la légitimité pour le faire, car l’opinion publique lui est très opposée.

Q. Fermez-vous la porte à la politique ?

R. Je pense que oui. Si je n’ai pas été capable de faire de la politique au Sénat, je suis sûr que je ne serais pas capable de faire de la politique partisane. Je ne suis pas capable de dire : “Toi tu as tort, nous, on a toujours raison.” Je le regrette un peu. Si j’en avais la capacité, si j’avais l’énergie, la santé, c’est sûr que la tentation serait là. Mes trois ans au Sénat ont fermé définitivement cette porte.

André Pratte est maintenant conseiller stratégique chez TACT Intelligence-conseil. Il vient aussi d’entreprendre un MBA. Son livre Sénateur, moi ? sort jeudi en librairie.

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS LA PRESSE

Sénateur, moi ?, André Pratte, Les Éditions La Presse. 352 pages.