L’ironie n’a échappé à personne. Surtout pas à François Legault. Pendant que le premier ministre du Québec échangeait sourires, bons mots et poignées de main avec le grand chef des Cris, lundi matin, son homologue fédéral, Justin Trudeau, convoquait d’urgence ses ministres dans l’espoir de mettre fin à la crise qui paralyse une bonne partie du transport ferroviaire au Canada.

La « Grande alliance » entre Québec et les Cris permettra notamment de prolonger… le réseau ferroviaire sur le territoire cri d’Eeyou Istchee Baie-James, dans le Nord-du-Québec.

Pour les Cris, il y a de quoi sourire. Cette entente, c’est une sorte de « Paix des braves 2.0 », 18 ans après l’accord historique qui a contribué à la renaissance de leur peuple.

C’est aussi la preuve qu’il est « possible de travailler ensemble sur des projets de développement socioéconomique ambitieux » en respectant « l’environnement, le territoire et les valeurs autochtones », s’est félicité M. Legault.

Justin Trudeau, champion de la réconciliation avec les peuples autochtones, pourrait-il suivre son exemple ? Pourrait-il négocier la paix avec les manifestants qui occupent des ponts, des routes et des voies ferrées d’un océan à l’autre ?

On pourrait presque l’espérer, maintenant qu’il a mis fin à ses tribulations africaines et qu’il semble enfin prendre la situation au sérieux. N’a-t-il pas annulé son voyage à la Barbade et convoqué une réunion d’urgence… après 12 jours de crise ?

Encore faudrait-il savoir qui, au juste, le premier ministre pourrait bien inviter à la table de négociations. Parce que, disons-le franchement, les représentants crédibles qui parlent d’une seule voix, dans cette crise, sont aux abonnés absents.

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La semaine dernière, j’ai visité les deux campements érigés en bordure de la voie ferrée dans la réserve mohawk de Tyendinaga, à mi-chemin entre Montréal et Toronto. Non seulement les contestataires étaient rares, mais encore une partie d’entre eux n’étaient… pas autochtones.

PHOTO ALEX FILIPE, REUTERS

Le blocus ferroviaire sur le territoire mohawk de Tyendinaga s’est poursuivi lundi près de Belleville, en Ontario.

C’était plutôt des militants, venus de Toronto et d’ailleurs pour combattre le colonialisme, le capitalisme et que sais-je encore. Ils avaient été mobilisés à coups de mots-clics, du genre #ShutDownCanada, sur les réseaux sociaux.

Ne vous méprenez pas. La solidarité avec les peuples autochtones, j’en suis. Mais j’ai eu un gros malaise à voir ces militants venus d’ailleurs occuper les rails — et pourrir la vie de milliers de Canadiens — au nom de la défense des terres mohawks.

Le plus ironique dans tout cela, c’est que ce sont ces militants hyper motivés, pour ne pas dire intransigeants, que les autorités mohawks de Tyendinaga supplient depuis des jours de lever le camp. Peine perdue, évidemment.

Quant au représentant des contestataires mohawks, Seth LeFort, il s’agit bien d’un membre de la communauté, vendeur de cannabis de son état, qui s’est installé en bordure de la voie ferrée avec six autres Mohawks pour marquer sa solidarité avec le peuple wet’suwet’en, en Colombie-Britannique.

C’est avec lui que le ministre fédéral des Services aux Autochtones, Marc Miller, a « poli la chaîne d’alliance argentée », en référence à l’une des premières ententes conclues entre les Mohawks et la Couronne anglaise. Le polissage a duré des heures, samedi.

Mais d’où M. LeFort tire-t-il la légitimité de polir cette fameuse chaîne au nom de la nation mohawk ?

Qui représente-t-il, au juste ?

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J’ai reçu une déplorable flopée de courriels racistes après la publication de ma chronique, la semaine dernière. Les autochtones sont comme ci, les autochtones sont comme ça… on connaît la chanson.

Comme si les autochtones formaient un bloc monolithique, un tout sur lequel déverser l’ensemble de nos préjugés usés jusqu’à la moelle.

C’est commode, mais c’est faux, bien sûr.

Nulle part, peut-être, les autochtones ne sont-ils aussi partagés qu’au sein de la communauté wet’suwet’en.

On a beaucoup écrit, ces derniers jours, au sujet des chefs héréditaires qui s’opposent à la construction d’un pipeline de gaz naturel. Des chefs, a-t-on soutenu, qui ne représentent personne.

On a beaucoup répété que 20 conseils de bande ont signé des accords avec Coastal GasLink. Ces conseils de bande, élus démocratiquement, sont la voix des communautés qui vivent le long du tracé du pipeline de 670 kilomètres.

Et ces communautés n’en peuvent plus d’attendre le pipeline, ses emplois et ses millions. Pour elles, le projet gazier offre une occasion de sortir enfin de la pauvreté, d’accéder à de meilleurs logements, à de meilleures infrastructures.

Vu sous cet angle, les manifestants qui bloquent les voies ferrées au pays bloquent aussi le chemin de ces communautés autochtones vers la prospérité.

C’est vrai. Mais c’est aussi plus compliqué.

Les chefs héréditaires ne sont pas les fumistes que certains ont voulu dépeindre. Pas du tout. Leur système de gouvernance était en place avant la création du Canada. Pour ces chefs, et pour bien des autochtones, les conseils de bande sont des créations imposées par la Loi sur les Indiens, une loi coloniale, dépassée.

Si les chefs de bande exercent leur autorité sur le territoire des réserves, les chefs héréditaires, eux, ont autorité sur l’ensemble des terres non cédées. Le peuple wet’suwet’en revendique un territoire de 22 000 kilomètres carrés et réclame une relation de nation à nation avec le Canada.

Rejeter cette gouvernance coutumière du revers de la main, s’en tenir aux conseils de bande comme uniques représentants des communautés, c’est perpétuer la vision coloniale dont les Autochtones veulent s’affranchir.

C’est refuser les termes de la réconciliation à venir.

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Oui, mais en attendant, qu’est-ce qu’on fait ?

La crise s’aggrave de jour en jour. Un millier d’employés du Canadien National risquent un licenciement temporaire. Les entrepreneurs perdent des millions, leurs marchandises bloquées dans des wagons désespérément immobiles.

La situation n’est plus tenable.

Malgré la rareté des interlocuteurs, Ottawa a sans doute raison de miser sur le dialogue plutôt que sur une intervention policière pour démanteler les barricades. « Pour ceux qui veulent une intervention, je leur dis de tirer des leçons de l’histoire », a déclaré le ministre Miller au Globe and Mail, dimanche.

L’histoire, bien sûr, c’est la crise d’Oka, qui s’est soldée en 1990 par la mort du caporal Marcel Lemay.

Il y a aussi l’histoire, beaucoup plus récente, du raid de la GRC contre les autochtones opposés au pipeline à Wet’suwet’en. C’est cette opération policière, bien plus que la construction du pipeline, qui a mis le feu aux poudres, le 6 février.

La GRC a démantelé le camp des contestataires. Un camp qui avait été érigé en pleine forêt… il y a dix ans.

Dix ans de résistance. Il aura fallu une opération policière — et un blocus ferroviaire — pour que les Canadiens prêtent attention. Peut-être ces barricades étaient-elles, pour ces manifestants, la seule façon de se faire entendre.

Maintenant, on les a entendus. Il faut lever le blocus, avant que l’économie ne plonge et que la sympathie des Canadiens pour la cause autochtone ne se désagrège à toute vapeur.