Quelqu’un me tend la main. C’est notre première rencontre. Je lui… Je lui tends la mienne. Ça m’a pris une fraction de seconde de plus que la majorité des gens. J’ai la main droite un peu croche. Elle ne se déplie pas gracieusement. Vice de fabrication.

Si l’usage social était de donner la main gauche, je serais aussi rapide que n’importe qui, mais c’est la droite que l’on donne. Pas de chance. Alors, ce geste banal que l’on fait à répétition durant une journée devient pour moi un moment fatidique. Stressant comme une audition.

Souvent, la légère hésitation qui précède l’ouverture de ma main déstabilise la personne devant moi. De l’incompréhension apparaît dans ses yeux. Normal. Elle se demande ce que j’ai. Mais ce regard-là, pour moi, c’est un jugement. Surtout qu’on dirait qu’il y a, au fond, de la déception. Je ne savais pas qu’il était comme ça. Et plus ce regard est présent, moins ma main se détend. Le malaise est toujours crispant. Ça dure le temps d’une seconde, mais pour moi, c’est le temps d’une vie. Je ressens comme une bouffée d’insécurité. Le sentiment perdant d’avoir raté ma première impression. Un à zéro pour la fatalité.

Il y en a, pour bien faire, qui retirent leur main et font comme si de rien n’était. D’autres me serrent le poignet. Je n’aime pas ça. Je suis capable de donner la main. Ça me prend juste une fraction de seconde de plus que vous. Parfois, même pas. Alors, laissez-la là.

Il y en a, parmi les gens que je croise plus souvent, qui ont réglé le problème, ils ne me donnent plus la main. Je n’aime pas ça non plus. Ça me frustre. Mais je ne peux pas leur en vouloir. Ils font ça pour bien faire. Croyant m’aider. Ça me frustre encore plus. Il n’y a rien de plus frustrant que d’être frustré, sans pouvoir en vouloir à quelqu’un  ! Je ne peux même pas m’en vouloir à moi. Ce n’est pas de ma faute. Et je le sais bien.

Je sais aussi que ce n’est pas si important que ça. Qu’il faut que j’en revienne. Qu’après la poignée de main, il y a la vraie rencontre. L’échange. Que c’est là que tout se joue. N’empêche que le premier geste n’est jamais anodin. Parce qu’il est le premier. Mais je suis prêt à ramer. À deux mains. Pour qu’il soit loin derrière nous.

Il y a aussi des inconnus avec qui ça va tout seul. Ils me tendent la main, je leur tends la mienne. Bonjour, bonjour. Leur regard ne change pas. Tout est beau. Tout est normal. On enchaîne. Ça doit être une question de personnalités. D’atomes crochus. D’atomes crochus se moulant avec une main crochue.

Chaque poignée de main que je partage me permet de constater le rapport que les gens ont avec la différence. Il y en a que ça surprend, d’autres que ça arrête, et d’autres qui ne la voient même pas.

Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réaction. Chacun rencontre la différence avec son histoire à lui. Avec son armure et son ouverture. L’important, c’est de se tendre la main. L’important, c’est de se rencontrer.

J’ai la chance d’avoir un bien petit problème. J’ai la chance d’avoir plein de mains tendues autour de moi. Ce n’est pas le cas de tout le monde.

Voilà pourquoi je suis, pour la cinquième édition consécutive, le porte-parole du prix À part entière. Cette initiative de l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) récompense les individus et les organisations qui contribuent à accroître la participation sociale des personnes handicapées. On récompense les gens qui font de bons films ou de bonnes chansons, il est temps de récompenser, aussi, les gens qui font de bonnes actions.

Au Québec, 16 % de la population âgée de 15 ans et plus souffre d’une incapacité. C’est plus de 1 million de personnes. Elles ont beau être nombreuses, elles sont souvent isolées, exclues du monde autour.

La moitié des personnes handicapées, aptes à travailler, ne travaillent pas. Pourtant, il y a un manque de main-d’œuvre criant chez nous.

Les préjugés qui font qu’on met de côté les pas comme nous, faut les faire tomber. Certains consacrent temps et efforts à cette mission. Les prix qui leur seront remis au Parlement l’automne prochain, c’est pour inspirer tous les autres à faire comme eux. La période d’inscription se termine le 24 avril. Tous les détails sont sur le site de l’OPHQ.

Peu importe la façon dont une main nous est tendue, il faut la serrer. Et ainsi conclure le pacte qui lie tous les êtres humains. Celui de s’aider. S’aider à mieux vivre. S’aider à survivre.