Quand Raoul Wallenberg est envoyé à Budapest en juillet 1944, rien ne semble le destiner à devenir un héros. Fils d’une richissime famille protestante suédoise, à 32 ans, il est dépêché par le Bureau des réfugiés mis sur pied par les Américains pour aide à sauver les juifs de Hongrie et gérer l’après-guerre.

C’était la fin de la Guerre. Les Allemands le savaient, ils perdaient. Les Américains avec les alliés avançaient de l’Ouest vers l’Allemagne ; les Russes s’en venaient de l’Est. Et parce que la fin approchait, les nazis accéléraient les exterminations.

Entre les seuls mois de mai et de juillet 1944, 440 000 juifs de Hongrie ont été envoyés au camp d’Auschwitz sous les ordres d’Adolf Eichmann.

PHOTO WOJTEK RADWANSKI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un survivant de l’Holocauste et ancien prisonnier du camp d’Auschwitz-Birkenau passe sous l’enseigne où l’on peut lire « Arbeit macht frei » (le travail rend libre), à la veille du 75e anniversaire de la libération du camp.

Wallenberg est installé dans la délégation de son pays à Budapest. La Suède est neutre dans la Seconde Guerre mondiale et conserve des représentations diplomatiques en territoire conquis par les Allemands.

Comment Wallenberg va-t-il s’y prendre pour limiter le massacre ?

Jour et nuit, lui et son équipe vont délivrer des passeports, sauf-conduits et autres papiers diplomatiques suédois à des dizaines de milliers de juifs. Il provoque la fureur d’Eichmann, qui menace de l’abattre. Mais il travaille sans relâche. Les autres représentations diplomatiques de pays neutres – Suisse, Portugal, Espagne, Vatican… – suivent son exemple.

Sous ses ordres, 32 appartements sont loués à Budapest et placés sous drapeau suédois pour installer des juifs, le temps de préparer des papiers. On estime que 15 000 personnes y ont transité. Un « ghetto » est créé, où plus de 30 000 juifs seront réfugiés. Un orphelinat est fondé. Deux hôpitaux sont mis sur pied.

Lors de la sinistre « marche de la mort », où des milliers de juifs sont envoyés aux camps à pied sur 200 km, il se rend personnellement porter des documents, des médicaments. On l’a vu sortir des gens des trains en présentant des papiers à l’ultime limite.

« Je n’ai pas le choix », disait-il quand on lui demandait pourquoi il risquait sa vie.

« À lui seul, il a sauvé plus de juifs qu’aucune nation », dit Irwin Cotler, qui a participé à une commission d’enquête à son sujet.

Selon l’ancien prof de McGill et ex-ministre de la Justice, Wallenberg a sauvé 100 000 juifs de la mort à Auschwitz.

Cela, en sept petits mois. Sept gigantesques mois.

Car le 13 janvier 1945, l’armée soviétique arrête Wallenberg aux bureaux de la Croix-Rouge. De là, il est envoyé à Moscou avec des prisonniers de guerre.

Il ne rentrera jamais chez lui.

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A-t-il été assassiné dans le sous-sol de la Lubianka, siège du KGB, comme on l’a prétendu un temps à Moscou ? Est-il mort d’une crise cardiaque en 1947, selon la version officielle soviétique ? Ou, comme le croit sa famille, a-t-il simplement continué à pourrir dans les pénitenciers soviétiques, jusque dans les années 80… 90 ?

Sa disparition coïncide avec la libération du camp d’Auschwitz, voilà exactement 75 ans.

Et on ne sait toujours pas ce qu’il est advenu.

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Le prof Cotler, qui a consacré sa carrière à la libération des prisonniers politiques, a fondé un centre qui porte le nom de Wallenberg quand il a quitté le Parlement.

« Je n’avais jamais entendu parler de lui avant la fin des années 70, quand mon père m’a raconté son histoire », dit-il. À l’époque, il était déjà prof de droit et si quelqu’un à Montréal aurait dû savoir qui est Wallenberg, c’est lui.

PHOTO LA PRESSE CANADIENNE

Timbre à l’effigie de Raoul Wallenberg,
produit par Postes Canada en 2013

Il s’est passionné pour son dossier, est entré en contact avec la famille, et a mis sur pied une commission internationale pro bono pour faire la lumière sur le sort de Wallenberg. La commission comptait le Prix Nobel de la paix Elie Wiesel, le procureur israélien qui avait poursuivi Eichmann et Guy von Dardel, demi-frère de Wallenberg.

Von Dardel avait poursuivi l’URSS en 1981 devant une cour américaine. Le juge avait conclu que la preuve « irréfutable » montrait que Wallenberg n’était pas mort le 17 juillet 1947, comme le disent les Russes. Une preuve « convaincante » laisse croire qu’il était vivant dans les années 50 et 60. Et une preuve « crédible » indique qu’il était encore en vie dans les années 70 et 80.

Les membres de la commission ont rencontré Mikhaïl Gorbatchev, pour lui demander de libérer Wallenberg s’il était encore en vie, ou de fournir des preuves de sa mort. Mais malgré l’ouverture nouvelle du régime soviétique et l’accès à quelques archives, ni l’un ni l’autre ne s’est produit.

Une commission russo-suédoise a travaillé sur le dossier pendant 10 ans et produit un rapport en 2000 qui ne nous en apprend pas vraiment plus.

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Pourquoi les Russes ont-ils emprisonné Wallenberg ? Et surtout, pourquoi l’ont-ils gardé ? Les Suisses arrêtés en même temps que lui ont été relâchés par la suite. Tout indique que Staline lui-même s’est mêlé du dossier.

Comme Wallenberg était venu à Budapest à l’initiative du gouvernement américain, on a pu croire qu’il était un espion. Selon certains, l’ampleur de son héroïsme en soi soulevait des doutes. Pourquoi sauver autant de juifs au péril de sa vie, sinon pour couvrir une autre opération ? Comme Wallenberg était le fils d’une riche famille suédoise, il pouvait aussi servir de monnaie d’échange éventuellement.

Les documents indiquent son arrivée à la prison de Lubianka le 6 février 1945. Il est décrit sur sa carte de prisonnier comme un prisonnier de guerre. « Diplomate, superviseur ». Deux jours plus tard, il est interrogé entre 1 h 05 et 4 h 35 du matin. Puis, le 28 avril, de 15 h 35 à 17 h. Puis en juillet 1946.

La dernière trace d’un interrogatoire est enregistrée le 11 mars 1947.

Après… c’est moins certain.

Des prisonniers de guerre allemands ont témoigné en revenant d’URSS dans les années 50 que Wallenberg se plaignait de ses conditions de détention et réclamait à titre de diplomate un contact avec des représentants de son pays à Moscou. Il aurait même envoyé une lettre en français à Staline – mort en 1953.

Il a été transféré dans une autre prison de Moscou. Il s’était fait dire qu’il était un « cas politique », la preuve en étant que son pays n’avait supposément rien fait pour le réclamer. C’était faux.

« Pour des raisons politiques, vous ne recevrez jamais de peine », lui aurait-on dit. Il était convaincu que sa détention était une simple et terrible erreur. Il s’entraînait et chantait souvent, a dit un codétenu. Il apprenait le russe de son codétenu, et lui enseignait l’anglais en échange. Un officier disait qu’il n’était pas un diplomate, mais un « riche suédois qui aidait les juifs hongrois ».

Le cas était considéré comme « très important et compliqué », selon un ancien responsable.

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La première réponse officielle de l’URSS aux Suédois est datée du 18 août 1947 : Wallenberg n’est pas en Union soviétique et y est inconnu.

Étrangement, un homme a été condamné à mort en 1948 pour l’assassinat de Wallenberg à Budapest… en janvier 1945.

Quand finalement les Suédois ont exigé des réponses, en 1956, les Soviétiques ont donné une première version officielle : celle de l’infarctus en 1947.

Mais au moins sept témoins, dont deux rencontrés par la commission de Cotler, ont signalé l’avoir vu bien des années plus tard, notamment dans la prison Vladimir.

Lors d’une conférence en 1989 en Israël, Cotler a rencontré le général Bogdanov (un ex du KGB qui avait déjà fait emprisonner et expulser Cotler d’URSS quand il s’occupait de prisonniers politiques, en 1979).

« Il m’a dit : “Vous savez, nous sommes les maîtres de la désinformation. Wallenberg a été assassiné en 1947 parce qu’il avait été témoin de crimes de guerre d’officiers russes, en complicité avec des nazis.” Je lui ai dit que nous avions rencontré des témoins indépendants. Il m’a répondu que cela aussi, ils pouvaient l’organiser et que “quand on voulait vous faire croire qu’il avait fait un infarctus, nous avons dit qu’il avait fait un infarctus ; quand on a voulu vous faire croire qu’il était encore en vie, nous vous l’avons fait croire”. »

Pour Cotler, il n’y a pas de doute que Wallenberg a été détenu pendant des années. Et il ne perd pas espoir qu’un jour, les archives russes s’ouvrent pour vrai. Poutine, peut-être…

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Pour Cotler, c’est un devoir de l’humanité de savoir ce qui est advenu de ce « saint des nations ».

Raoul Wallenberg aurait 107 ans aujourd’hui.

Peut-être ne saura-t-on jamais comment il est mort dans les geôles soviétiques, ni pourquoi exactement.

Reste son exemple, bouleversant, universel : « Cet homme seul, avec sa compassion, son désir de prendre soin, le courage d’agir, a confronté le Mal, l’a combattu, a changé l’Histoire. Voilà la leçon qu’il nous a laissée, et c’est le fondement de la responsabilité de protéger, des interventions humanitaires », dit Cotler.

Ou dans les mots d’un ancien ministre suédois, qui nous renvoient tous à notre responsabilité : « Il avait très peu de temps devant lui, et il ne l’a pas perdu. »