Alors qu’il était jeune et fringant, Jean* faisait partie de l’équipe de football de son patelin en Mauricie. Ses camarades et lui se mesuraient régulièrement à d’autres équipes de la province. Jean aimait venir jouer à Montréal, ce qu’il a fait d’ailleurs pendant une certaine période lorsqu’il a fait partie de la ligue junior.

Il pouvait alors profiter de l’anonymat qu’offre cette ville afin de vivre des instants qui n’appartenaient qu’à lui. Jean sortait d’un grand sac des vêtements féminins, une perruque, du maquillage et des talons hauts. Il transformait son apparence et laissait se matérialiser cette chose qui, depuis toujours, était emprisonnée au fond de lui.

Cela s’est passé dans les années 70. Jean a vieilli. Il a connu des moments de bonheur, de douloureux déchirements intérieurs et des instants de désarroi. À 72 ans, Jean est aujourd’hui Carole. Ce changement, qui a vu le jour après de nombreuses tempêtes, Carole en est très fière. Assise en face de moi dans une salle violemment éclairée par des néons, elle me raconte son histoire.

« Le désir d’être une femme a toujours été là, me dit-elle. J’étais enfant, et lorsque ma mère s’absentait, je fouillais dans ses affaires pour les porter. Quand elle me demandait ensuite pourquoi ses vêtements étaient en désordre, je disais que je cherchais des bonbons. »

Un premier mariage a lieu en 1972. Un jour, la conjointe de Jean découvre le sac dans lequel il garde ses vêtements et ses accessoires féminins. Elle prend la honteuse besace et l’apporte chez la mère de Jean. Elle demande illico l’annulation de leur mariage. La chose se retrouve à l’archevêché. Jean décide alors de consulter et d’entreprendre une thérapie de conversion.

On me disait que j’avais un problème mental. J’étais décidé à en venir à bout.

Carole

Jean a du mal à comprendre pourquoi ce désir d’être une femme n’est pas toujours là. Et pour ajouter à cette confusion, il réalise que cette envie d’adopter un comportement féminin n’est nullement accompagnée d’une attirance pour les hommes. « J’ai toujours été attirée par les femmes. »

Au bout de plusieurs mois, la psychothérapeute et les prêtres décrètent que le problème est réglé. Un second projet de mariage est dans l’air. On suggère à Jean de dire à sa future épouse ce qu’il a vécu. « Ça s’est fait lors d’un voyage. Ma femme l’a bien pris, mais ma mère lui a dit que ça allait revenir. »

Sa mère avait raison. Le désir d’être une femme, d’adopter ses gestes, son comportement revient rapidement. En parallèle, il mène sa carrière. « C’était un métier traditionnel dans un milieu très macho. »

Sporadiquement, Jean se travestit. Cela se fait à l’insu de sa femme et de ses deux enfants. Les années passent… « Trois options se présentaient à moi. La première était de mettre aux poubelles, une énième fois, mes sacs qui contenaient des vêtements féminins. Mon deuxième choix était le suicide. J’avais déjà mon scénario… Une grosse van sur la 132 qui me ramasserait. Ma troisième option était de faire une sortie de placard. »

Jean décide de prendre part à un groupe de discussion mis sur pied par Marie-Marcelle Godbout. « Chaque fois que je la voyais, elle me disait : “C’est toujours pire dans la tête que dans la vie.” Elle avait tellement raison. »

Un événement vient bousculer les choses. « J’ai fait un AVC en 2015. Ça a suscité en moi une réflexion. À l’hôpital, j’ai rencontré une docteure. J’en ai fait ma médecin de famille. Lors de ma première rencontre avec elle, je ne lui ai pas laissé le temps de parler. J’ai déballé toute mon histoire. Elle s’est levée, m’a prise dans ses bras et m’a dit : “À partir d’aujourd’hui, la vie va être différente pour vous.” »

Jean quitte le cabinet de cette médecin et se rend aux Promenades St-Bruno. « Je passe devant une boutique et je repère une robe. La propriétaire me demande si c’est pour un cadeau. Je réponds : “Oui, un cadeau pour moi.” Elle ajoute : “Voulez-vous l’essayer ?” Je suis allé à ma voiture chercher des accessoires, je suis revenu et j’ai mis la robe. Quand je suis sortie de la cabine d’essayage, j’avais le sentiment que quelque chose commençait pour moi. La propriétaire de cette boutique est aujourd’hui une de mes bonnes amies. »

Ce jour-là, Jean a cessé d’être Jean. Carole s’est imposée.

Alors que Carole s’apprête à célébrer son 70e anniversaire, elle décide d’amorcer les différentes étapes de transformation afin de devenir une femme.

« J’ai écrit une longue lettre à ma femme. J’avais prévu toutes les questions qu’elle pourrait me poser. Toutes, sauf une. Elle m’a demandé : “Et si moi je faisais une transition, est-ce que tu l’accepterais ?” Je ne suis pas certaine que j’aurais eu l’ouverture d’esprit qu’elle a. J’ai une femme extraordinaire. »

Au fil des mois, le couple vit des choses extrêmement difficiles. Un matin, la conjointe de Carole lui propose de vendre la maison et de procéder à une séparation. « Je me souviens que c’était un mardi. J’allais voir l’esthéticienne pour éliminer ma barbe. J’ai pleuré comme un enfant toute la matinée. Je ne me voyais pas me séparer de cette femme. On a repris la conversation et les choses sont revenues. »

PHOTO EUGENE HOSHIKO, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

« À 72 ans, Jean est aujourd’hui Carole. Ce changement, qui a vu le jour après de nombreuses tempêtes, Carole en est très fière », écrit notre chroniqueur.

Carole voit durant cette période une sexologue. Cela l’aide à voir plus clair. On lui explique qu’elle souffre de dysphorie de genre. « La première fois que je suis allée la voir, j’étais habillée en femme. Mais la seconde fois, faute de temps, je suis arrivée en homme. Elle m’a dit qu’à l’avenir, je pouvais utiliser sa salle de bains pour me changer. »

Puis, lors d’un souper en 2016, Carole convient avec sa femme d’annoncer la chose à ses filles et ses gendres. « L’une de mes filles est partie à l’épouvante. Mais elle est revenue presque aussitôt en me disant qu’elle m’aimait. La seconde m’a dit qu’elle souhaitait mon bonheur. Mes petits-fils m’appellent mapi. C’est entre papi et mamie. »

Le 18 février 2017, le jour de son 70e anniversaire, Carole a complété son coming-out.

À minuit et une seconde, j’ai appuyé sur la touche Envoi de mon ordinateur et j’ai fait parvenir une longue lettre à mes proches dans laquelle je racontais toute mon histoire, celle qu’ils ne connaissaient pas.

Carole

Elle sort la lettre de son sac à main et la lit.

« Bonjour ! Au cours de leur vie, certaines personnes s’offrent un cadeau qu’elles n’auraient jamais cru possible de s’offrir. Aujourd’hui, c’est mon anniversaire et je m’offre un tel cadeau. En fait, il s’agit du plus beau cadeau de mon existence. Je l’attendais depuis près de soixante ans. […] Si vous voulez me joindre, il ne sert à rien de le faire avec la présente adresse courriel. Vous comprendrez pourquoi je vous fais part de cette consigne. »

En effet, Carole venait de retirer de son adresse courriel le prénom qu’elle avait eu toute sa vie afin de le remplacer par celui qui symbolisait celle qui s’offrait à elle. Après cette lettre, Carole a perdu quelques amis. Certains membres de sa famille ont cessé de lui parler. « Moi, je ne ferme la porte à personne. Je me dis que si je veux qu’on m’accepte telle que je suis, il faut que j’accepte la réaction et les décisions des autres. »

Carole est aujourd’hui une femme heureuse. Elle offre des conférences pour la Fondation Émergence. Elle parle d’acceptation, d’ouverture, de bonheur, de vérité. Et du long voyage qu’il faut parfois effectuer pour parvenir à soi.

« Quand je parle des thérapies de conversion, je dis : “Voyez le résultat”, en me montrant », dit-elle en riant.

*Jean est un prénom fictif.

Quel avenir pour les thérapies de conversion au Québec ?

Controversées et décriées, les thérapies de conversion alimentent en ce moment certaines réflexions. Ces méthodes sont encore utilisées au Québec afin de « guérir » des homosexuels, des lesbiennes et des personnes trans. La plupart du temps cachées et secrètes, ces thérapies sont offertes par des gens qui s’improvisent bien souvent experts.

« Les organismes qui organisent cela ne sont pas très visibles, dit Laurent Breault, directeur général de la Fondation Émergence. Leurs techniques sont souvent douteuses. Les gens qui suivent cela en ressortent parfois avec un traumatisme. C’est également difficile d’entrer en contact avec ceux et celles qui ont suivi cela. Ils éprouvent une gêne. »

Les techniques utilisées pour « guérir » les gens de leur « perversion » sont aussi variées que dangereuses. « Ça peut passer par des thérapies d’aversion (utilisation de la douleur) afin de susciter une sensation désagréable lorsque la personne a un sentiment homosexuel, explique Laurent Breault. Ça peut aller jusqu’à un viol collectif. Certains pensent que violer une lesbienne va la ramener à la raison. Il y a aussi des exorcismes qui sont pratiqués ou des séances intensives de prières. On entend aussi parler d’injections d’hormones, de castrations chimiques, de lobotomies et d’électrochocs. »

En mai 2018, l’organisme Alliance Arc-en-ciel a présenté un mémoire basé sur les témoignages de sept personnes qui ont vécu ce type de thérapie. Ces gens sont pour la plupart issus des communautés protestantes pentecôtistes ou évangéliques. Ce document fort a fait avancer les choses.

Alors que plusieurs pays dans le monde interdisent les thérapies de conversion, aucune loi chez nous n’encadre la tenue de ces pratiques. En juin 2019, le premier ministre Justin Trudeau a promis d’agir en interdisant ces thérapies. Au même moment au Québec, la ministre de la Justice, Sonia LeBel, avec l’appui de députés des autres partis, a déposé une motion qui vise l’interdiction des thérapies de conversion.

Au lendemain de la semaine de la Fierté, en août 2019, les élus de Montréal ont adopté à l’unanimité une déclaration demandant au gouvernement du Canada « d’amender le Code criminel et au gouvernement du Québec d’implanter les mesures nécessaires pour mettre fin aux thérapies de conversion ».

Mercredi dernier, à l’issue de la rencontre des ministres de la Justice fédéraux et provinciaux, on a annoncé d’une même voix que l’interdiction des thérapies de conversion faisait partie des priorités fixées par le gouvernement fédéral.

« Les ministres ont discuté de la pratique dangereuse et nuisible des thérapies de conversion et ont exprimé leur appui à l’égard de l’adoption de mesures, notamment législatives, dont l’intention du gouvernement fédéral de déposer des modifications au Code criminel en vue de prohiber cette pratique », peut-on lire dans le communiqué publié plus tôt cette semaine.