Débordés par les tragédies du brasier australien et de l’écrasement du vol de la compagnie Ukraine International Airlines, où ont péri 57 Canadiens, les médias québécois n’ont pas pu parler beaucoup cette semaine d’un événement judiciaire aussi historique que crucial : le procès, à New York, du producteur Harvey Weinstein.

Harvey Weinstein, celui que des dizaines de femmes, dont plusieurs actrices connues, accusent d’avoir abusé de son pouvoir hollywoodien pour leur imposer des gestes sexuels sans chercher à obtenir leur consentement, a en effet finalement commencé, lundi, à faire face à la justice.

Après deux ans d’enquête, les procureurs de New York ont retenu les accusations de deux victimes et le processus visant son emprisonnement vient d’être lancé, en commençant par le recrutement du jury.

Et alors que le procès prenait son envol, on a même appris, lundi, que des accusations venaient d’être déposées à Los Angeles, dans deux autres causes, distinctes, contre le producteur aujourd’hui déchu.

Le puissant personnage, celui qui était tant craint, tant vénéré naguère, est finalement obligé d’affronter la loi. Et peu importe ce qui arrivera à New York, il devra refaire le même exercice en Californie.

Qu’il essaie d’avancer à l’aide d’une marchette ou pas, il n’est pas sorti du bois.

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Ce procès est l’occasion de rappeler que rien ne serait arrivé s’il n’y avait pas eu deux importantes enquêtes journalistiques en parallèle menées surtout en 2016 et 2017, pour exposer les allégations d’accusatrices de Weinstein, aussi nombreuses que crédibles. Du travail de longue haleine, ardu, souvent décourageant, si je me fie au récit qui est fait de l’enquête du New York Times dans She Said – Breaking the Sexual Harassment Story That Helped Ignite a Movement, ouvrage paru en anglais l’automne dernier, rédigé par Jodi Kantor et Megan Twohey du quotidien new-yorkais. Toutes les deux ont gagné un prix Pulitzer pour leur travail, tout comme Ronan Farrow, qui a fait enquête pour le magazine hebdomadaire The New Yorker et qui a aussi publié le récit de son enquête, Catch and Kill, il y a quelques mois.

J’ai lu She Said et je le recommande. Humble, sans pathos, mais jamais ennuyeux, il donne une bonne idée de l’ampleur de la recherche nécessaire pour arriver aux résultats que l’on connaît. Il montre aussi la détermination qu’il faut aux journalistes d’enquête pour avancer contre vents et marées dans un tel dossier, sans jamais savoir si une publication sera possible. Personne n’avait jamais réussi à faire progresser suffisamment l’enquête dans le passé, malgré tout ce qui se savait dans les coulisses sur Weinstein.

PHOTO CARLO ALLEGRI, REUTERS

Le producteur américain déchu Harvey Weinstein, en marge de son procès à New York, vendredi

Mais finalement, il y a eu publication et c’est le journalisme de ces reporters expérimentés, professionnels, qui a réveillé les policiers et les procureurs pour qu’ils poursuivent des enquêtes commencées ou abandonnées, en ouvrent d’autres et finissent par porter des accusations.

C’est leur travail qui a conduit des dizaines d’autres victimes à parler.

C’est leur travail qui a lancé des dizaines d’autres journalistes sur la piste d’autres agresseurs du même type dans d’autres secteurs, un peu partout dans le monde.

C’est leur travail qui a donné un souffle vital au mouvement #metoo.

C’est leur travail qui a changé les discussions sur toutes sortes d’abus de pouvoir dans les chaumières du monde entier.

Si on mesure l’impact qu’a eu le travail des journalistes dans l’affaire Weinstein, on peut dire qu’il a été plus grand que celui de Bob Woodward et Carl Bernstein avec le Watergate, une des enquêtes journalistiques américaines pourtant les plus célèbres à ce jour.

Certes, Woodward et Bernstein ont mené ensemble des recherches qui ont conduit à la chute d’un président américain. Ce n’est pas rien.

Mais l’affaire du Watergate était d’abord et avant tout une affaire d’éthique politique, d’espionnage dans un secteur particulier, celui de la politique partisane, qui a ensuite dégénéré pour exposer la capacité pour le mensonge du président Richard Nixon.

L’affaire Weinstein, elle, a changé la culture, la dynamique dans les milieux de travail, dans les couples, dans les familles, les organisations, partout, et, de façon générale, a donné aux victimes d’abus de pouvoir en tous genres le sentiment qu’elles pouvaient revendiquer leurs droits.

Tout le monde a été touché.

Kantor, Twohey et Farrow méritent une place au sommet de la hiérarchie des journalistes qui ont changé le monde.

Et She Said et Catch and Kill, qui a aussi été encensé par la critique, méritent une place dans les bibliothèques et la culture populaire aussi importante qu’All the President’s Men (Les hommes du président), le récit de l’enquête du Watergate.

Un film ?

Je l’espère. Produit par des gens respectueux des droits de tous, où joueront des actrices et acteurs pouvant travailler en toute sécurité.

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Personne ne sait comment se terminera le procès Weinstein.

Est-ce que les avocats de la poursuite réussiront à franchir toutes les embûches qui bloquent si souvent les condamnations en cas d’accusations d’agression sexuelle ?

Est-ce que le verdict sera accepté si Weinstein est acquitté ?

Au Québec, cette semaine, la Cour d’appel a cassé l’autorisation d’une action collective contre Gilbert Rozon demandée par un groupe de femmes qui s’appellent Les Courageuses et accusent l’ancien producteur de tels crimes, qui auraient été commis entre 1982 et 2016. Mais des accusations contre lui demeurent et l’homme d’affaires sera jugé en juin.

Là encore, ce sont des enquêtes journalistiques qui ont mis la table avant que policiers et procureurs mettent en marche les procédures vers le procès.

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A-t-on besoin de plus pour se rappeler à quel point le travail des médias professionnels est crucial pour exposer les injustices dans un monde où les institutions sont parfois limitées dans leur champ d’action ?

Mais surtout, doit-on encore remercier tous les journalistes, et particulièrement Jodi Kantor, Megan Twohey et Ronan Farrow, pour les changements politiques et sociaux radicaux que leurs reportages ont apportés ? Oui. Mille fois oui.