Samedi, le chroniqueur du Devoir Christian Rioux, établi à Paris, a pondu une chronique sur l’affaire Gabriel Matzneff, ce pédophile décomplexé qui a transformé ses crimes en grande littérature primée pendant des décennies.

Si vous avez tout éteint pendant les Fêtes, je résume, avant de revenir à Rioux : l’auteur Gabriel Matzneff n’a jamais caché son appétit sexuel pour des enfants. Il en a fait une part importante de son œuvre littéraire. Titre de l’un de ses livres : Les moins de 16 ans.

PHOTO PIERRE GUILLAUD, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’auteur Gabriel Matzneff

Extrait de son essai Séraphin, c’est la fin !, publié en 2013 : « Les petits garçons de 11 ou 12 ans que je mets dans mon lit sont un piment rare. » Et en parlant d’un garçon de 14 ans : « Son dos, ses jolies petites fesses semblables à des pommes, ce délicieux petit trou du cul, quelle divine étroitesse, quelle chaleur, quelle fermeté. Après l’amour, il se plaint que je l’ai possédé trop brutalement. »

Tout ça est connu. Ce qui est nouveau, c’est qu’une de ses victimes a écrit un livre pour dénoncer Matzneff. Vanessa Springora a 47 ans et son livre Le Consentement sera publié en février, mais il est déjà un événement.

Elle y raconte sa vérité, elle dit comment le lien abusif qui l’a unie à ce pédophile l’a minée.

Matzneff a donc abusé de cette adolescente française de 14 ans, alors qu’il était quinquagénaire, il y a plus de 30 ans. Ils ont eu une « relation », et je mets le mot relation entre guillemets gros comme la tour Eiffel : une adolescente de 14 ans ne peut bien évidemment pas consentir à une relation avec un homme d’âge mûr. Matzneff a transformé cette « relation » en œuvre littéraire.

(Vous pouvez lire l’excellent résumé de la saga Matzneff dans la chronique de ma collègue Chantal Guy, publiée dans La Presse de dimanche.)

Pardonnez ce long détour, je reviens maintenant au chroniqueur du Devoir. Dans son papier de dimanche, Christian Rioux déplore d’entrée de jeu le « tribunal médiatique » qui se déchaîne contre Gabriel Matzneff et qui « fait place nette » à « 35 ans de distance ».

Que le chroniqueur Rioux prenne de haut un exercice d’hygiène publique provoqué par la prise de parole d’une victime d’un pédophile qui s’est vanté de l’avoir « charmée » dans un livre, ça le regarde, chacun son style.

Que le chroniqueur Rioux envoie une claque à la victime en faisant un lien impertinent avec le « patriarcat » parce que le père de Mme Springora était absent à l’époque où Matzneff l’attirait dans ses griffes, ça le regarde, chacun ses obsessions.

Que le chroniqueur choisisse de souligner que l’œuvre de Matzneff est « exigeante », comme si cela avait quoi que ce soit à voir avec ses délits, ça le regarde, encore. Dans la vie, il y a les douchebags qui font flasher leurs abdominaux sur la plage d’Oka et des chroniqueurs qui sentent le besoin de nous dire subtilement qu’ils se frottent à des œuvres « exigeantes ». Chacun ses vanités.

Mais là où le chroniqueur Rioux dérape sérieusement, là où il donne dans le déversement de BPC métaphoriques dans le discours public, c’est dans son choix de mots pour décrire les actes de ce vieux dégueulasse de Matzneff.

Je cite Christian Rioux : « Trente ans plus tard, une femme qui a aujourd’hui 47 ans y décrit la relation amoureuse qu’elle a entretenue dès l’âge de 14 ans avec l’écrivain Gabriel Matzneff, de 37 ans son aîné… »

Cette phrase est parfaitement dégueulasse parce qu’elle perpétue le mythe qu’une enfant de 14 ans peut « choisir » quoi que ce soit quand un pédophile déploie des trésors de stratagèmes pour la piéger, y compris des lettres « d’amour » et une « cour » romantique.

Ainsi, Rioux parle de « relation amoureuse » pour qualifier le lien unissant le pédophile à sa victime… sans sortir des guillemets gros comme la tour Eiffel pour dire « relation amoureuse ». Non : il prend Matzneff au mot, c’était de l’amour, tout simplement.

Désolé, mais ce n’est pas de « l’amour » quand un enseignant de maths couche avec son élève de troisième secondaire, ce n’est pas de l’amour quand un coach de hockey adulte couche avec son joueur bantam de 13 ans et ce n’est pas plus de l’amour quand Le Grand Écrivain Dont L’Œuvre Est Si Exigeante couche avec une adolescente de 14 ans. C’est une série de viols à répétition.

Deuxième horreur dans la phrase citée précédemment : le chroniqueur du Devoir parle de « cette relation amoureuse qu’elle a entretenue dès l’âge de 14 ans avec l’écrivain… ».

Choisir d’écrire que c’est l’adolescente qui a « entretenu » une « relation amoureuse » avec un pédophile lettré, c’est choisir de mettre sur les épaules de la victime la responsabilité de ces viols à répétition.

C’est ce qu’a fait Rioux par son choix de mots. Idem quand il parle des « amours illicites » de Matzneff, l’« amour » n’a rien à voir là-dedans.

Que Christian Rioux ait écrit une chronique sur un coin de table, en proie à un coup de sang réactionnaire, c’est son affaire. Mais que cette chronique ait franchi la barrière du pupitre du Devoir, c’est incompréhensible. Tenir une chronique, ce n’est pas détenir la vérité, et c’est le travail du pupitre et des boss d’information d’intercepter pareilles ignominies et de signaler des tournures de phrases problématiques, de la même façon qu’il détecte des erreurs de faits.

Une simple erreur de fait, dans un journal, est un embarras passager pour la personne qui signe le texte. Ça se corrige. Mais ici, Rioux n’est pas dans la simple erreur de bonne foi : par son choix de mots, il perpétue la honte chez les victimes qui ont vécu la dynamique de l’agression pédophile.

Je sais que Christian Rioux n’est pas tenu en odeur de sainteté dans certains milieux progressistes, et j’ai vu quelques appels au désabonnement chez certaines de ces voix, pour protester contre sa chronique sur Matzneff. Je n’ai absolument pas l’intention de me joindre à eux : Le Devoir est un excellent journal qui joue un rôle essentiel, tant dans l’information pure que dans la vie des idées au Québec. Et je sais qu’au Devoir même, la chronique de Rioux a entraîné quelques haut-le-cœur.

Mais je note que c’est la deuxième fois qu’une chronique publiée dans Le Devoir concède des accommodements raisonnables très discutables à un pédophile.

L’autre fois, c’était Lise Payette, dans le cas de Claude Jutra.