Coudonc, c’était en quelle année, cette affaire-là ?

En 2009 ? Ou en 2008 ?

On vérifie et c’était en 2011. Ou en 2007. Ainsi s’éteint l’actualité dans le rétroviseur de la mémoire.

Pas 2020, non, 2020, on n’oubliera pas.

On dira : l’année de la pandémie.

Plein de termes nouveaux. J’avais de la misère à dire « coronavirus », en janvier. J’ai encore de la misère à dire « hydroxychloroquine », mais ce n’est pas si grave, ça ne sert à rien. Saviez-vous ce qu’était un « Zoom », en février (on t’entend pas, Gilles, ton micro est à Off) ?

Un idiot, on savait, mais un « covidiot » ?

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Scène de la vie quotidienne à Montréal, en avril dernier

La différence entre épidémie (des foyers d’éclosion localisés) et pandémie (de nombreux foyers d’éclosion largement répandus), en janvier, je ne suis pas sûr que j’aurais pu l’expliquer clairement…

J’aurais dû appeler un « épidémiologiste » et, là encore, comme « coronavirus », j’aurais buté sur une syllabe : épidémiquoi… ?

« Présentiel », « distanciel » : on s’habitue, je le dis avec un peu de honte. Comme on s’habitue au masque. Non, je ne dirai pas « couvre-visage ».

« EPI » : équipement de protection individuelle ; « N95 » : un masque qui protège les anges gardiens. On en a manqué. Une patente qui coûte 2 $. Je répète : on en a manqué.

« Ange gardien » : dans l’imaginaire, c’était un terme biblique. Depuis mars, ange gardien désigne le personnel de la santé (souvent) mal payé, mal équipé, mal traité par le système. Le monde qui tient le système à bout de bras.

On le savait déjà, mais la pandémie a mis un spotlight fluo sur cette vérité : le système tient avec de la broche.

La pandémie a mis à l’épreuve ce système qui tient avec de la broche, le système qui doit prendre soin de nous, du berceau au CHSLD, à la maison de soins palliatifs.

Des gens sont morts seuls, sans personne pour leur tenir la main. Ne jamais oublier ça.

***

Ce fut une année triomphale pour la science : la collaboration mondiale des blouses blanches de laboratoire a permis de mieux comprendre un virus nouveau, le SARS-CoV-2, de voir ce qui marchait pour le combattre, ce qui ne marchait pas.

En neuf mois, la science a produit des vaccins, un exploit. Je répète : EN NEUF MOIS.

Mais ce fut aussi une année catastrophique pour la science : ne mettez pas de masques, chers concitoyens, nous disait-on en février, en mars, en avril… Peut-être que je me trompe, peut-être que ce fut une année catastrophique pour la communication scientifique.

Mais rien n’est jamais tout blanc, tout noir : ce fut une année triomphale pour la communication scientifique, aussi. Jamais on n’a vu autant de scientifiques dans nos médias, décortiquant la science, l’expliquant posément.

Ce fut une belle année pour l’information. Ici et ailleurs. La soif d’une information validée, mise en contexte, n’a jamais été aussi grande. Le travail s’est fait – de façon imparfaite, comme toujours – dans des conditions difficiles. Je ne me suis jamais fait remercier pour le travail que je fais aussi souvent que cette année (jamais autant reçu de promesses de pendaison lors de la « révolution » promise par un certain Q, mais bon, rien n’est parfait…).

Belle année pour la désinformation : jamais les théories du complot n’ont connu un tel essor, n’ont enrôlé autant de convertis. Les complots du 11-Septembre, en comparaison, ont l’air d’un Conte pour tous. Phrase fétiche : « Faites vos recherches ! », ce qui est un sésame pour dire n’importe quoi, sans contexte.

Quand on y pense, c’est un beau business que celui de gourou de la désinformation : clic, clic, clic, que c’est payant, désinformer. Un business ? Heille, des hordes d’influenceurs-influenceuses-beauté sont devenus conspirationnistes anti-5G, pro-Suède, anti-Bill Gates-George-Soros-Hillary Clinton quand le mascara s’est mis à moins intéresser le monde que le SARS-CoV-2 : Follow the money…

***

La Suède, disais-je…

C’tu juste moi ou la Suède est moins populaire chez les gourous libertariens et autres désinformateurs patentés, maintenant que le « modèle » suédois de laisser-faire sanitaire s’écroule comme une bibliothèque IKEA montée par un homme qui a bu une bouteille de trop ?

Libârté, man, libâââârté…

Nous sommes tellement habitués à vivre dans une société libre que le port du masque est vu comme la marque de la dictature à venir. Au nom de la « libârté », des patriotes du clavier veulent repousser les forces de la « dictature » sanitaire et distribuent les menaces de mort comme des Smarties.

Résultat : le DArruda vit sous protection policière.

Résultat : il ne se passe pas une semaine sans que la SQ arrête un pauvre halluciné qui découvre que le virtuel fait partie du réel.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le Dr Horacio Arruda, directeur national de santé publique

J’espère me tromper, mais je le pense encore : ça va mal finir.

La pandémie finira par mourir. Mais les désinformateurs ont encore des publics à conquérir, un mensonge à la fois, une demi-vérité à la fois. D’autres crises leur livreront d’autres clients. C’est payant pour tout le monde dans cet écosystème : les désinformateurs encaissent, les géants du numérique aussi.

Permettez que je relaie un flash génial, tiré de Mort à 2020, fauxcumentaire sorti récemment sur Netflix : une banlieusarde raciste aux dents blanchies qui croit tout ce qu’elle lit sur l’internet pourvu que ça fitte dans sa vision trumpienne du monde explique pourquoi elle ne prendra pas le « vaccin 5G » anti-COVID…

> Visionnez Mort à 2020 sur Netflix

Banlieusarde : « Ce n’est pas naturel. J’ai lu ça sur Facebook. »

Intervieweur : « Facebook n’est pas naturel non plus. »

Banlieusarde : « Ils n’injectent pas Facebook dans mes veines ! »

Intervieweur : « Mais ça vous va si on l’injecte dans votre esprit ? »

Les Facebook de ce monde ont radicalisé nos voisines, nos oncles, nos enfants, nos camarades de travail. Les clics se fichent de la vérité.

J’espère me tromper, mais je le pense : les déchirures de 2020 dans le tissu social vont durer longtemps.

***

Il n’y a pas eu que la pandémie, en 2020.

Il y a eu George Floyd, Joyce Echaquan, Black Lives Matter, la nation wet’suwe’ten : le combat pour la justice et l’égalité de ceux qui étaient faciles à ignorer prend de nouvelles formes, numérico-pratiques. Les marginalisés s’organisent, impossible de les ignorer.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Manifestation dans les rues de Washington, le 6 juin dernier, contre la mort de George Floyd, Afro-Américain asphyxié sous le genou d’un policier blanc

Il y a eu des incendies de forêt inédits, de l’Australie à la Californie. Le ciel de San Francisco, rouge-fin-du-monde.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Veillée à la bougie pour Joyce Echaquan, femme atikamekw morte sous les insultes racistes du personnel infirmier à l’hôpital de Joliette, le 29 septembre dernier

Au Québec, le mot en N a eu son procès. Le mot en S, lui aussi, comme dans « racisme systémique ». Il y aura des appels, multiples, ces procès ne sont pas finis.

Il y a eu Trump, ses mensonges en série. Sa défaite et sa tentative de commettre ce qu’on appellerait n’importe où ailleurs un coup d’État. Il a perdu sa réélection, mais il a montré comment saper les institutions démocratiques.

Oui, en 2020, Trump a inventé le mode d’emploi pour faire migrer une démocratie vers l’autoritarisme à la turque, ou à la hongroise. Démocratie illibérale, qu’on dit. Un Trump plus rusé, plus présentable saura y voir un jour : 40 % des Américains l’attendent, l’espèrent, en rêvent.

PHOTO MANDEL NGAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Donald Trump, président des États-Unis

À la faveur du redoux pandémique, ce fut l’été des dénonciations made in Québec. Un trop-plein s’est exprimé. Morsures, drague lourde, insistances trop insistantes, viols purs et simples : Instagram est devenu le tribunal public des comportements privés.

Dans ce volcan, un curieux néologisme est apparu : « grainer ». Je ne peux pas expliquer ça dans un journal familial… Euh… Faites vos recherches.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Gilbert Rozon, à son arrivée au palais de justice de Montréal, le 15 décembre

Et à la fin de l’automne, Rozon et Salvail ont été acquittés dans de vrais tribunaux, fermant le chapitre québécois du #moiaussi de 2017. Rozon fut élargi le jour où des députées présentaient le fruit de leurs réflexions pour réformer le système en pareille matière…

Ce qui me fait penser : nos parlementaires ne sont jamais plus admirables que lorsqu’ils et elles travaillent ensemble, au-delà des partis.

La plus vaste tuerie de masse de l’Histoire moderne canadienne a eu lieu en Nouvelle-Écosse : 22 meurtres commis par un désaxé qui s’est fait passer pour un flic. Tragédie éclipsée par la COVID-19.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Veillée à la bougie organisée par les proches de Suzanne Clermont, l’une des victimes de l’attaque survenue le 31 octobre dans le Vieux-Québec

Et la nuit de l’Halloween, un type a tué deux passants au hasard, à Québec. Avec un sabre. Cinq blessés. On a beaucoup parlé de santé mentale, dans la foulée. Il faut toujours des morts pour qu’on en parle…

On n’en parle plus.

Le Canadien a fait les séries. Enfin, « les séries », il faut le dire vite : le Canadien a fait les séries comme j’ai réussi chimie en 1988, tout le monde avait eu la note de passage parce que l’examen final avait été volé…

J’ai hâte que le hockey revienne, le hockey, c’est la normalité. J’ai hâte de parler de Carey.

***

Je pense à 2020 qui va mourir à minuit et j’ai en tête une phrase de 1957 reprise par John Lennon : « La vie, c’est ce qui arrive alors que tu es occupé à faire d’autres plans… »

J’avais d’autres plans, pour 2020. Vous ? C’est bien ce que je pensais. Un toast à nos deuils, à nos échecs, à nos renoncements ce soir, à 23 h 59 et 59 secondes…

Je pense au printemps 2020, aux balbutiements du confinement, au choc thermique que nous avons vécu quand nous avons été « confinés », quand nous nous évitions sur le trottoir, quand nous passions l’épicerie à l’eau chaude ; quand nous avions du temps pour demander la « PCU », pour aller faire des marches interminables et pour nous rendre au bout du bout de Netflix…

Je pense à ces jours d’avril quand nous étions nombreux à nous demander : de quoi demain sera-t-il fait ?

Qu’est-ce qui va changer, après ?

Comment serai-je changé ?

Comment serons-nous changés ?

Nous en avions la certitude, tout allait changer après ce choc mondial qui allait nous forcer à revenir à l’essentiel, à du plus vrai, à faire le virage vers une société qui allait se réinven…

Neuf mois plus tard, je dis : bullshit, rien ne changera.

Demain, quand la pandémie mourra – merci, miracle vaccinal –, on voudra rapidement retrouver le monde d’avant, redécouvrir la « normalité », ne rien réinventer, sinon le confortable ronron de la société de consommation. C’est déjà commencé.

Je sens qu’on va voyager comme jamais, qu’on va acheter comme jamais, qu’on va faire la fête comme jamais, jeudrediser comme jamais…

Prédiction : le printemps 2021 sera décadent.