En sortant du sous-sol d’église où il a installé un refuge pour sans-abri, Daniel Pitre a trouvé un petit chat. Il commençait à faire froid. Il l’a pris avec lui pour la nuit.

« J’ai appelé la SPCA le lendemain et une heure plus tard, un monsieur bien habillé est arrivé avec une cage pour le récupérer. »

Il a pensé à Gilles Desrosiers, un de ses pensionnaires, sorti de l’hôpital après une opération pour une hernie.

« Ils lui ont donné des instructions pour changer ses pansements, une prescription, puis ils ont dit : vous pouvez retourner chez vous… »

Sauf que chez lui, c’est dans la rue. Et rendu au mois de décembre, c’est pas fameux, question convalescence.

Gilles est un de ceux qui ont trouvé refuge au sous-sol de l’église Saint-Rémy, à Montréal-Nord. Une « halte chaleur » pour une douzaine de personnes.

« Le gars de la SPCA est reparti avec le petit chat, je me suis mis à brailler. Je suis content qu’on s’occupe des chats, comprends-moi bien. Mais regarde comment on traite les humains… Les gens voient les gens dans la rue, ils les jugent. Ils ne savent pas ce qui peut se passer dans une vie. »

Il en sait un bout sur le sujet, vu qu’il est passé par la rue lui-même.

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À 22 ans, Daniel Pitre était patron dans l’entreprise de paysagement de son père. Marié, deux enfants, déjà très prospère. Ils avaient entre autres le contrat de tous les McDonald’s de l’île de Montréal. Ça roulait.

Le couple s’est séparé. Et il a dégringolé. « Le début d’un enfer » où il consommait jusqu’à 500 $ de coke par jour. Perdu sa job. Son logement. Couchait sur un divan ici, dans une chambre d’ami là, un banc de parc une autre fois. Ses parents l’ont repris par pitié. La spirale a continué. Faux chèques. Dope. Alcool. « Ils ne savaient plus quoi faire. Un médecin a dit à mes parents : ‟Foutez-le dehors, si vous voulez l’aider, considérez-le comme mort.” Ça leur a arraché le cœur, mais ils l’ont fait. »

Pour se payer 500 $ de coke chaque jour en 1985, ça prend des revenus. « J’étais à la tête d’un petit réseau de prostitution. J’allais chercher les filles pour les emmener travailler. Un soir, j’ai vu qu’il y avait un enfant de 5 ans dans l’appartement. La fille le laissait seul pour aller travailler. Cette image-là m’a hanté tellement, j’ai voulu en finir. J’ai fait une overdose… »

Ni la mort ni l’hôpital ne l’ont gardé, et le lendemain, il était dans la rue encore.

Quelqu’un lui a parlé de Défi jeunesse. Il y a passé plus d’un an, en cure fermée. Il en est ressorti sobre, avec sur le bras le tatouage du « lion de Juda » et en tête l’idée d’en aider d’autres.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Daniel Pitre

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Daniel a rencontré Sylvie Foisy, avec qui il a recommencé sa vie. Il s’est relancé en affaires. Est redevenu plus prospère que jamais. Le couple, dans sa paroisse, organisait des fêtes, des soupers. Et un jour il a ouvert le sous-sol de sa maison pour en faire une banque alimentaire et parfois y héberger des gens. Mais toujours en parallèle de ses affaires.

La société pour laquelle il était distributeur a fait faillite. Il a tout perdu.

Aujourd’hui, je fais 20 $ l’heure, mais je suis heureux comme jamais.

Daniel Pitre

L’église lui a loué le sous-sol pour en faire une banque alimentaire. Il a appelé ça « l’amour en action ». Une soixantaine de familles du quartier y viennent. « Des gens sur l’aide sociale, mais des gens qui travaillent aussi. Quand t’es un père de deux jeunes enfants qui gagne 20 $ l’heure, t’es dans la marde ! »

L’automne est arrivé. Le couple a décidé qu’il fallait aussi servir d’abri. C’est devenu un refuge. On y installe une douzaine de matelas chaque soir. On récupère tous les vêtements et on les lave chaque jour. On désinfecte, on nettoie. Aucun cas de COVID-19 jusqu’ici.

En principe, comme tous les refuges, c’est pour la nuit seulement. Mais avec le froid qui arrive, Daniel et Sylvie n’étaient pas capables de mettre les gens dehors. « Il fait froid le jour aussi ! », dit-elle. Ça semble tomber sous le sens météorologique, mais « même l’été, les gens ont besoin d’un milieu de vie, au lieu de squatter et de dormir sur un banc de parc ».

« Je sais que ça paraît mal de nos jours de parler de ça, mais j’ai Jésus tatoué sur le bras, je ne m’en cache pas, je ne vais pas te dire que je n’ai pas la foi. Mais je ne partage ça avec personne, il n’y a rien de religieux ici. On appelle ça l’amour en action, parce que c’est ben beau d’aimer, mais pour nous, il faut que ça s’incarne concrètement, il faut agir. »

Ils ont bricolé un budget avec l’arrondissement, les députés locaux, des dons.

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Sylvie Foisy et Daniel Pitre, ex-sans-abri, ont ouvert un refuge à Montréal-Nord.

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Il y a celui qui a fait l’armée pendant 17 ans, qui a « vu des enfants dans des maisons qui brûlent », et qui ne s’en est pas remis. Il y a Jamal et sa femme, de jeunes réfugiés syriens de Salamyeh, qui ont fui la guerre « au lieu d’aller dans l’armée et tuer des gens », me dit Jamal. Ils apprennent le français, cherchent un boulot. « Daniel ? C’est un ange… Je ne peux rien dire d’autre, et ça dit tout. » Il y a la jeune Vietnamienne, qui faisait du breakdance.

Et il y a Gilles Desrosiers, 60 ans, qui est en convalescence, comme je disais plus haut. Jusqu’en 2017, il travaillait comme répartiteur de taxi. Il a fait une dépression, s’est mis à boire trop. Il avait ses endroits pour quêter, pour dormir, avant la pandémie. Une entrée du Centre Bell. « J’étais le seul qu’ils toléraient, parce que je laissais ça propre. Un employé m’a même donné son stock de camping d’hiver. »

Les restos ont fermé, il n’y a plus de gens dans le centre-ville, et les endroits pour quêter ou se faire donner de quoi manger ne valent plus rien.

Il y a celui qui relève d’un AVC, lui aussi sorti de l’hôpital avec une ordonnance et des bons vœux. « Les policiers l’ont trouvé dans un parc, ça leur brisait le cœur, ils nous ont remerciés d’être là… Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent, eux ? »

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Ils ont fait un brunch de Noël. Puis un souper traditionnel, avec la dinde et le ragoût. Daniel et ses enfants ont fait de la musique.

« Mon but, c’est qu’ils ne restent pas ici. Deux fois par semaine, des travailleurs sociaux viennent. Et nous, avec eux, on se fait un plan. Je leur demande c’est quoi leur rêve. Se faire une blonde… Se trouver du travail… Je les réfère à des ressources. Je leur dis qu’un escalier, ça se monte une marche à la fois. »

Une marche à la fois, ce n’est pas une figure de style pour Daniel, qui a perdu une jambe l’hiver dernier, et qui a dû apprendre à marcher avec sa prothèse, comme il m’explique en souriant, l’air de me parler d’un ancien rhume.

À chacun d’entre eux, il peut dire honnêtement : je te comprends, j’étais comme toi, un chat perdu sans adresse. Je suis comme toi. Viens te réchauffer un peu.