Tout au long de 2020, on a observé que des criminels se servaient de pistolets illégaux en polymère, de fabrication artisanale, à Montréal et dans le reste du Québec.

À différents moments durant l’année qui se termine, des policiers ont confié à La Presse avoir constaté une augmentation des saisies de ces pistolets artisanaux. Ces armes, qu’on surnomme « pistolets fantômes » (ghost guns), n’affichent pas de numéro de série, de sorte qu’il est beaucoup plus compliqué pour les policiers de reconstituer la chaîne de possession.

Ce constat des policiers voulant qu’il y ait une recrudescence de la circulation de ces armes est également fait par l’expert en balistique Manuel Tousignant, du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale du Québec.

En 2020, le labo a reçu des dizaines et des dizaines d’armes, de projectiles et de douilles tirés à l’aide d’armes en polymère.

Manuel Tousignant, du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale du Québec

« Ça a commencé il y a environ cinq ans, mais c’est pire d’année en année. On peut dire que c’est quasiment un fléau. On en voit vraiment beaucoup dans la rue. Les enquêteurs sont même étonnés lorsqu’ils voient un vrai pistolet en métal sur une scène parce que les criminels ne s’en procurent plus », dit l’expert.

Le lieutenant-détective Éric McKay, responsable dans l’est du Canada de l’Équipe nationale de soutien à l’application de la Loi sur les armes à feu (ENSALA) chapeautée par la GRC, confirme que c’est en 2016, à Montréal, qu’une telle arme a été saisie pour la première fois au Québec, mais que c’est à partir de 2018 que les policiers ont commencé à voir une « problématique » et à effectuer des « récupérations de ces armes en plus grosses quantités ».

Il confirme également que les saisies de ces pistolets par les policiers en 2019 et 2020 ont continué à être nombreuses. Toutefois, il n’est pas en mesure de les chiffrer.

Au début du mois, un individu lié aux motards, Jean-Guy Bourgouin, a été arrêté pour possession d’un pistolet semi-automatique d’assemblage artisanal de type Glock modèle 22 de calibre .40, selon l’acte d’accusation, ce qui pourrait correspondre à une arme illégale fabriquée en polymère.

En août 2019, durant les procédures intentées contre un homme accusé de possession et de fabrication d’armes à Montréal, un enquêteur de la Sûreté du Québec, spécialisé en armes à feu, a expliqué qu’un type de pistolet artisanal en particulier, le Polymer80, proliférait dans la métropole et que durant les 12 mois précédents (2018-2019), les policiers en avaient saisi 22.

Fabriqué à mauvais escient

Le Polymer80, qui imite plus particulièrement le vrai pistolet Glock, est fabriqué par une companie du Nevada, aux États-Unis.

L’entreprise l’appelle ainsi, car elle considère que l’arme est terminée à 80 % lorsque les acheteurs font l’acquisition de sa carcasse en polymère qui n’affiche pas de numéro de série.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Comparaison entre un pistolet Polymer80 terminé (à gauche) et un second non terminé

Les acheteurs acquièrent ensuite un canon et une culasse en métal qu’ils fixent à la carcasse. Celle-ci devient alors une arme à feu légale aux États-Unis, mais illégale au Canada.

« Elles sont illégales au Canada parce qu’il n’y a pas de numéro de série et qu’elles ne sont pas enregistrées », dit Éric McKay.

La différence entre le Polymer80 et un vrai Glock, c’est qu’il a été fabriqué maison par un individu quelque part, ici au Canada, d’une façon criminelle, avec des pièces obtenues de façon illégale, probablement pour un mobile criminel.

Éric McKay, lieutenant-détective

« Quelqu’un qui se fait prendre avec un Polymer80 peut être accusé de possession, fabrication, trafic et importation d’une arme à feu illégale », prévient Éric McKay.

Mais les autorités américaines ont également commencé à agir de leurs côtés. Au début du mois, les enquêteurs d’ATF (Bureau of Alcool, Tobacco, Firearms and Explosives) ont perquisitionné la compagnie Polymer80, a rapporté CNN. Le média souligne que trois personnes ont été tuées lors d’un braquage à domicile, qu’une femme de 29 ans est morte et qu’un shérif a été blessé lors de trois événements distincts impliquant un pistolet Polymer80 aux États-Unis en 2019.

Selon CNN, ATF croit que le Polymer80 correspond à une arme à feu même s’il n’est pas encore assemblé. Les enquêteurs soutiennent que 10 000 pistolets Polymer80 ont été saisis aux États-Unis en 2019 – dont 2700 en Californie – et qu’ils sont utilisés dans des centaines de crimes chaque année. Aucun responsable de la compagnie Polymer80 n’a été arrêté et l’enquête se poursuit.

De retour chez nous, Éric McKay estime qu’il n’y a pas de lien entre la recrudescence des armes illégales en polymère à Montréal et la hausse des évènements marqués par des coups de feu constatée dans la métropole depuis plus d’un an.

« Le Polymer80, oui, pour nous, c’est un problème. Oui, il y a eu une recrudescence. Mais est-ce qu’il y a un lien de cause à effet avec la hausse des fusillades cette année à Montréal ? Non », dit-il.

Une arme en polymère coûte moins cher à fabriquer, mais sur le marché noir, son prix serait aussi élevé que celui des armes de poing en métal, car le fait qu’elle n’a pas de numéro de série et est difficile à retracer augmente sa valeur dans le milieu criminel, affirme l’expert en balistique Manuel Tousignant.

De son côté, Éric McKay soutient également que le prix d’une arme artisanale fabriquée en polymère et une arme de poing en métal est sensiblement le même, mais il croit surtout que c’est parce que de plus en plus, les armes légales construites par des entreprises qui ont pignon sur rue sont elles aussi fabriquées en polymère, même les Glock de la police.

« On est pris dans un goulot d’étranglement »

Le nombre d’armes, de douilles et de projectiles apportés par les policiers chaque année au Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale du Québec a augmenté d’environ 30 % depuis cinq ans.

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Armes illégales reçues par le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale du Québec

En 2016, les experts et techniciens du laboratoire ont traité 1500 dossiers, alors qu’en 2020, ils en étaient à 2000 dossiers au début du mois de décembre.

Manuel Tousignant explique la situation par une hausse des crimes avec armes à feu commis au cours des dernières années et par l’augmentation des budgets accordés aux équipes d’enquêteurs policiers voués à la lutte contre les armes à feu.

« Les policiers arrêtent plus de gens et envoient plus d’armes au labo, et on est pris dans un goulot d’étranglement. On ne fournit plus à la demande », déplore l’expert en balistique judiciaire.

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L’expert balistique de la SQ Manuel Tousignant

Les délais sont de plus de trois mois dans certains cas. C’est sans compter nos tâches connexes comme les témoignages en cour et les formations à donner.

Manuel Tousignant, expert en balistique judiciaire

De plus en plus, les corps de police sont équipés de pistolets à impulsions électriques et ce sont aussi les employés du laboratoire qui font les vérifications de ces armes (certifications) tous les deux ans.

Manuel Tousignant croit qu’il faudrait davantage de ressources au laboratoire pour suffire à la demande.

Travail de moine

Le travail des experts et techniciens est un véritable travail de moine. Lorsqu’un policier apporte au laboratoire une arme nouvellement saisie, Manuel Tousignant – ou l’un de ses collègues – effectue des tirs expérimentaux avec l’arme ; il tire dans un puits à la verticale rempli d’eau, d’une profondeur d’environ trois mètres. Un panier qui monte et descend dans le puits permet de récupérer les douilles et projectiles.

Ceux-ci sont ensuite examinés et comparés à l’aide d’un microscope à deux plateaux.

On examine les similarités entre les douilles. Chaque arme à feu laisse une signature unique sur les douilles et projectiles.

Manuel Tousignant, du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale du Québec

Il y a au laboratoire des tiroirs remplis d’armes, de projectiles et de douilles saisis par les policiers au cours des trois dernières années, et peut-être liés à des crimes non résolus. Les experts se sont fixé une limite de trois ans, car reculer au-delà serait un exercice trop long et fastidieux.

Visite du laboratoire
  • Il y a au laboratoire des tiroirs remplis d’armes, de projectiles et de douilles saisis par les policiers au cours des trois dernières années.

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    Il y a au laboratoire des tiroirs remplis d’armes, de projectiles et de douilles saisis par les policiers au cours des trois dernières années.

  • Manuel Tousignant se sert d’un microscope pour trouver des correspondances entre les douilles et les armes à feu.

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    Manuel Tousignant se sert d’un microscope pour trouver des correspondances entre les douilles et les armes à feu.

  • La banque de données pancanadienne appelée IBIS est compatible avec celle des États-Unis.

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    La banque de données pancanadienne appelée IBIS est compatible avec celle des États-Unis.

  • Projectiles liés à des causes non résolues

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    Projectiles liés à des causes non résolues

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Une comparaison au microscope entre les douilles et munitions de tirs expérimentaux et celles d’une seule arme, pour un calibre populaire comme le 9 mm Luger ou le 40 mm Smith & Wesson, peut prendre une heure si la signature de l’arme est subtile. Une correspondance est effectuée environ une fois par mois.

« Lorsqu’on trouve que telle douille a été tirée par cette arme à feu, ça devient intéressant, car on a relié une cause non résolue à une arme à feu. C’est quelque chose de très satisfaisant dans notre travail », s’enthousiasme Manuel Tousignant.

Trouver l’aiguille

Si aucune correspondance n’est réalisée, les résultats des tests expérimentaux sur les douilles et projectiles sont numérisés et versés dans une banque de données pancanadienne appelée IBIS (Integrate Balistic Identification System), où ils sont comparés à des milliers de résultats obtenus dans les autres provinces.

« L’IBIS ne va pas nous dire s’il y a une correspondance, mais il va nous permettre de filtrer les dizaines de milliers d’images et de trouver l’aiguille dans la botte de foin », dit M. Tousignant.

Le système va isoler les résultats des 20 meilleures comparaisons. Par la suite, les experts des laboratoires des provinces concernées par ces meilleures comparaisons effectueront de nouveaux examens plus poussés sur leur microscope pour vérifier s’il y a une correspondance. De nouveaux tirs expérimentaux peuvent même être faits pour confirmer de nouveau les résultats.

Cela arrive moins de dix fois par année qu’il y aura des correspondances avec des crimes commis dans d’autres villes canadiennes, surtout Toronto et Ottawa.

Manuel Tousignant, expert en balistique judiciaire

La banque IBIS canadienne est compatible avec celle des États-Unis. En 2018, les policiers soupçonnaient qu’une arme retrouvée au Québec avait pu être utilisée dans un crime commis aux États-Unis. Les experts en balistique et techniciens du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale de Montréal ont envoyé les résultats de tirs expérimentaux à leurs collègues américains, et pour la première fois, une correspondance a été faite entre le Québec et les États-Unis. Des individus ont été accusés au Québec et aux États-Unis, et les procédures sont toujours actives devant les tribunaux, affirme M. Tousignant.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.