En lisant le compte rendu de son témoignage souvent extravagant, plus tôt cette année, je m’attendais à ce que Gilbert Rozon soit déclaré coupable. Je ne suis pas le seul : la juge Mélanie Hébert non plus n’a pas cru l’impresario.

Et pourtant, il a été acquitté.

Comment est-ce possible ? C’est possible parce qu’il subsiste un « doute raisonnable » dans l’esprit de la juge. Et il doit bénéficier à l’accusé.

De ce résultat, plusieurs ont tiré la conclusion, tentante je l’avoue, qu’il n’est pratiquement pas possible d’obtenir une condamnation dans les affaires d’agression sexuelle. C’est presque toujours la parole de l’un contre celle de l’autre, alors comment surmonter le fardeau de preuve « hors de tout doute raisonnable » ?

La réponse, c’est que c’est très possible. Pas facile, non. Trop difficile, sans doute.

Mais la réponse, elle est donnée chaque jour dans les palais de justice du pays, où des gens sont déclarés coupables d’agression sexuelle sur la base du « seul » témoignage d’une victime. Et pas des « victimes parfaites ». Ni « récentes ».

Parfois des victimes polytoxicomanes dans un hôpital psychiatrique de Trois-Rivières, avec rien d’autre à offrir comme preuve que leur parole (affaire Brousseau). Parfois, c’est Edgar Fruitier, condamné pour des agressions sur un mineur il y a 46 ans. Ou, en octobre, l’éditeur Michel Brûlé, déclaré coupable d’agression sexuelle à Québec. L’ancien député Yves St-Denis, qui prétendait avoir « embrassé sur les deux joues » une femme, n’a pas été cru et n’a pas soulevé de doute dans l’esprit du juge, l’an dernier, qui l’a déclaré coupable d’une agression sexuelle.

Je n’essaie pas de dire que tout va bien. Je pourrais aussi bien dresser une liste d’acquittements révoltants au fil des ans.

Mais je pourrais aussi énumérer des condamnations injustes. Et tout notre « système », justement, est construit autour de cette idée fondamentale : ne pas envoyer un innocent en prison, quitte à laisser courir un criminel. Vu qu’un système est condamné à se tromper, car il repose sur la recherche de la vérité à travers les versions des uns et des autres, il faut choisir sa zone d’erreur…

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Je ne dis pas que tout est bien, tout n’est pas bien, évidemment.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Gilbert Rozon, à son arrivée au palais de justice de Montréal, mardi

Je dis simplement qu’il ne faut pas se servir du dossier Rozon pour conclure à l’impunité générale des criminels sexuels. Tout ne commence pas et ne finit pas avec ce cas, sous prétexte que c’est une cause célèbre, impliquant plusieurs dénonciatrices connues.

Les crimes sexuels sont sous-dénoncés, peu se rendent devant les tribunaux. Mais d’après les statistiques disponibles, aussi étonnant que ça puisse paraître, la vaste majorité des cas « jugés » se concluent par un verdict de culpabilité. Ce n’est pas exact de dire que les victimes ne sont « pas crues » par les juges.

Renoncer à porter plainte, c’est un choix bien sûr, et on connaît tous des gens qui ont fait ce choix. Mais si on fait ce choix, qu’au moins ce ne soit pas parce que « ça ne donne rien ». Ce n’est pas exact. Ça voudrait dire laisser impunis les crimes sexuels.

Je cite un passage important de l’entrevue d’Annick Charette, encore sous le choc de l’acquittement de celui qu’elle accusait, à ma collègue Katia Gagnon : « Je crois au système judiciaire. Je crois en la façon dont notre société a construit sa gestion de la délinquance. Je crois en la présomption d’innocence. L’envolée lyrique de MPoupart, au début, dans sa plaidoirie sur la présomption d’innocence, j’aurais pu dire oui, présente. Je crois à ça, dit-elle. J’ai eu un support extraordinaire, les inspecteurs, le procureur, tout le monde était là pour moi. J’ai été très bien traitée. Le problème, ce n’est pas le support que j’ai eu, c’est le système lui-même. »

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Ce n’est pas une mince ironie que le verdict tombe le jour même où le ministre de la Justice recevait un rapport d’experts sur les crimes sexuels. Un rapport coprésidé par l’ancienne juge en chef de la Cour du Québec Elizabeth Corte, qui a fait carrière longtemps comme avocate de la défense. Donc une personne qui a œuvré au cœur même de ce système. Ce comité fait près de 200 recommandations. C’est dire si l’on peut faire mieux…

Tout pourrait se résumer en un concept : donner confiance aux victimes. Mieux les accompagner. Faut-il un tribunal spécialisé ? Peut-être. Il faut certainement des spécialistes, du moins des gens bien formés pour enquêter, pour poursuivre – ce qui n’est pas toujours le cas quand on sort des grands centres. Ce n’est pas acceptable que seulement 5 % des crimes sexuels soient dénoncés.

Mais ce même comité ne recommande pas de bazarder la présomption d’innocence pour faire augmenter le taux de condamnation. Par contre, si dans certains cas la plaignante a un avocat personnel, comme on le suggère, l’atmosphère pourrait s’en trouver changée. C’est vers ce genre de solution qu’il faut aller dans certains dossiers.

En attendant, il ne faut pas voir chaque acquittement comme la preuve de l’incompétence ou de l’incapacité du système. Oublions le cas Rozon un instant. Un système judiciaire parfait n’est pas un système où tout le monde est condamné systématiquement.

Un bon système est un système où les gens sont acquittés pour les bonnes raisons et condamnés pour les bonnes raisons.

Et en tout état de cause, témoigner d’une agression, ça ne sera jamais facile, même avec toutes les précautions du monde. Interroger, contre-interroger, ça veut dire vérifier, contre-vérifier, remettre en question, tester la vérité. Ça veut dire se faire soupçonner de mentir, comme par défaut.

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Même si on n’aime pas le résultat, le jugement Hébert est un document pédagogique remarquable.

La juge fait l’historique de l’évolution de ce système. Chose absolument incroyable, jusqu’en 1976, les juges mettaient en garde les jurés contre le danger de condamner un homme dans une affaire de viol sur la seule foi du témoignage d’une femme – une règle qui ne s’appliquait pas si le plaignant était un homme. Il fallait autant que possible une « corroboration ». On insistait également sur la notion de « plainte spontanée », car qui peut bien garder pour soi un crime si horrible ? Une plainte tardive était d’emblée jugée suspecte.

Tout ce droit a été réformé. On doit en particulier à la juge Claire L’Heureux-Dubé des jugements pour dénoncer les préjugés et les mythes en la matière – sur la longueur des jupes, les habitudes sexuelles ou le mode de vie des victimes.

Des procès ont eu lieu 10, 20, 50 ans après les faits, en particulier contre des religieux, ou en matière d’inceste. Le temps écoulé n’est plus un argument recevable. Même si, bien entendu, 40 ans après les faits, la preuve est inévitablement plus difficile.

On a vu aussi depuis 30 ans le statut des victimes évoluer dans le système de justice criminelle. Dans notre système, la victime n’est pas une « partie » ; c’est l’État contre un individu. En Europe continentale et en particulier en France, les victimes sont des « parties civiles », et ont droit de parole. Dans un cas comme celui de Rozon, si je comprends bien la juge Hébert, Mme Charette aurait eu droit à une victoire en responsabilité civile, où la norme de preuve est moins exigeante (c’est seulement la preuve prépondérante, ou la plus probante, qui décide de l’affaire au civil).

Le système n’a donc pas fini d’être rénové, et il a besoin de se le faire dire aussi directement que l’a fait Annick Charette.

Mais écoutons aussi ce qu’elle a dit aux victimes : il ne faut pas arrêter de porter plainte.