Ça fait, quoi, 20 ans maintenant que l’internet fait vraiment partie de nos vies ?

Comment est-ce possible, alors, que cet espace numérique soit encore et toujours autant le Far West ? Une zone virtuelle où des choses qui devraient être réglementées pour encadrer les bas instincts humains ne le sont pas, alors qu’ils font de réelles victimes, jour après jour.

Je parle ici de la liberté aux angles extrêmement sombres dont profite le site internet Pornhub, propriété de MindGeek, qui exerce la vaste majorité de ses activités à Montréal, boulevard Décarie, et qui emploie ici un millier de personnes même si officiellement son siège social est au Luxembourg.

Et qu’est-ce que ce site ? Apparemment, tout le monde connaît, en commençant par nos ados, mais pas juste eux, puisqu’il compte 3,5 milliards de visites par mois, effectuées par des internautes du monde entier, adeptes de ses vidéos pornographiques accessibles gratuitement.

En quoi est-ce si différent de tout ce qui a toujours existé, au cinéma, puis sur des cassettes vidéo, des DVD ou à la télé spécialisée ?

Pornhub ne produit pas tout son contenu. Donc, pour une bonne partie des vidéos, il ne contrôle pas qui filme les scènes, quand et comment elles sont filmées.

C’est un site surtout de diffusion.

Un reportage du New York Times publié vendredi fait état de nombreux cas de jeunes adolescentes qui se sont retrouvées, malgré elles, sur le site web parce qu’elles avaient été filmées à leur insu, parce qu’elles y avaient été forcées ou parce qu’elles pensaient envoyer simplement une vidéo coquine à leur copain, sans plus.

Leurs récits brisent le cœur. Comment aller à l’école sereinement quand tout le monde a accès à de telles vidéos ? Comment vivre une vie normale quand ces images sont téléchargeables, et donc indélogeables du cyberespace ?

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Par courriel vendredi, Pornhub nous a assuré que l’entreprise faisait tout pour lutter contre la diffusion d’images de pornographie juvénile sur le web. Elle affirme qu’elle a de meilleurs résultats, à cet égard, que les autres réseaux sociaux. « Dire que nous permettons la diffusion de matériel mettant de l’avant l’exploitation sexuelle des enfants est irresponsable et absolument faux », nous ont-ils écrit.

Mais le reportage bouleversant du New York Times donne la parole à des victimes.

Et il montre du doigt le Canada, où l’entreprise a sa principale équipe – d’ailleurs, on doit chercher à savoir du gouvernement si c’est à cause d’avantages fiscaux ! Il nous oblige à nous demander, encore une fois, pourquoi on a tant de difficulté à agir pour protéger les victimes.

J’ai lu ou entendu de tout, vendredi, à ce sujet. « Si on ferme ce site, un autre rouvrira. » « La pornographie a toujours existé, on ne changera jamais ça. » « Pour voir les pires trucs, il faut vraiment chercher beaucoup. Pour le reste, c’est juste de la porno habituelle. »

Je ne crois pas qu’il faille, pour autant, rester immobile.

La sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne propose, par exemple, dans un projet de loi privé, de bloquer l’entrée du site aux moins de 18 ans. Ce serait déjà un début. Et, oui, c’est faisable technologiquement si on s’en donne la peine.

On pourrait aussi, comme le propose l’auteur du reportage du New York Times, Nicholas Kristof, exiger de la part de Pornhub d’importants efforts de vérification pour savoir qui sont les auteurs des vidéos, puis une solide modération pour contrôler ce qui aboutit sur le site et bloquer les contenus inacceptables. On a demandé à Facebook de beaucoup mieux surveiller ses contenus. Pourquoi pas à Pornhub aussi ?

Et comme Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, qui s’est retrouvé devant le Sénat américain, les propriétaires de Pornhub devraient avoir à s’expliquer devant le Parlement canadien.

Qui sont-ils, que font-ils ? Comment voient-ils la vie, la liberté, le respect, l’égalité ?

Et surtout, le gouvernement fédéral, qui se dit pro-égalité et soucieux de ces questions, devrait en parler à voix haute.

Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, dit qu’il est féministe et fier des efforts de son gouvernement pour donner du pouvoir aux femmes partout dans le monde. Alors voici une question pour Trudeau et pour tous les Canadiens : pourquoi le Canada accueille-t-il une entreprise qui inflige au monde des vidéos de viol ?

Nicholas Kristof, journaliste au New York Times

La question est totalement légitime et urgente. Pourquoi tolérons-nous ça sans rien faire ? Pourquoi ne cherchons-nous pas tous activement à baliser ce site pour prévenir le genre d’histoires d’horreur décrites dans le reportage du Times ?

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Parce que ce qu’il faut, on s’entend, c’est encadrer, contrôler, prévenir la violence, l’abus.

Les mots clés à retenir ici sont les suivants : adultes consentants.

Consommée par des adultes consentants, mettant en scène des adultes égaux et consentants, produite par des adultes consentants employant des adultes consentants payés adéquatement et respectés, la pornographie peut faire l’objet de mille débats ou discussions – entre adultes consentants –, mais on sera alors dans le domaine de la moralité, de la culture. Rien qui se légifère.

Ce dont le Times parle et ce dont Julie Miville-Dechêne parle dans sa croisade, c’est d’abus de pouvoir, d’exploitation. Des sujets qui sont déjà abordés par nos lois.

La petite fille qui envoie une image d’elle nue à son copain ne consent pas à ce qu’elle soit diffusée. Elle est exploitée, abusée. Et, non, ce n’est pas de sa faute parce qu’elle aurait dû savoir.

Et la femme pauvre, sans soutien, sans ressources, peut-être aux prises avec des problèmes de dépendance, voire sous le joug d’un proxénète, qui est payée pour accomplir des actes innommables parce qu’il y a un public pour ça sur vidéo, non, elle n’est pas ici dans un contexte de consentement réel non plus. Quand l’argent impose sa force face à la pauvreté, que les coups ou les armes ne sont donc pas nécessaires, ce n’est pas du réel consentement.

Il faut arrêter de penser que la pornographie ou l’exploitation sexuelle ne sont que des sujets d’ordre moral. Des choix. Que la liberté doit primer.

Ou plutôt oui, tiens.

Il faut en parler, de liberté.

Mais pas de la liberté de ceux qui exploitent.

De la liberté des victimes.

De ceux et celles qui ne seront jamais libres d’avoir la vie dont ils auraient rêvé, à cause de traumatismes émotionnels, physiques peut-être, et parce que des images gravées à jamais sur l’internet ne les laisseront jamais en paix et rouvriront pour toujours des blessures d’une douleur indescriptible.