Ils vivaient « d’une paie à l’autre » jusqu’à ce que la pandémie frappe. Ils ont perdu leur emploi en pleine crise sanitaire, basculant du même coup dans la précarité. D’autres travaillent toujours – à bas salaire – et peinent tout autant à payer l’épicerie. Ils sont les nouveaux visages de l’insécurité alimentaire.

Quand tout bascule

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Steeve et Gabriela n’étaient déjà « pas riches » avant la pandémie.

Steeve et Gabriela n’étaient déjà « pas riches » avant la pandémie. Avec six enfants, le couple vivait « de paie en paie ». Il réussissait tout de même à boucler ses fins de mois au prix de nombreux sacrifices. La COVID-19 l’a fait basculer dans l’insécurité alimentaire.

Quand Steeve s’est présenté à la distribution alimentaire de Projaide pour la première fois au printemps dernier, « on l’a ramassé à la petite cuillère », se souvient la directrice de l’organisme du quartier Saint-Michel à Montréal, Isabelle Tremblay.

Le trentenaire venait de perdre son emploi dans le domaine de l’entretien – à un taux horaire de 19 $. Il s’en est retrouvé un autre moins payant – chauffeur pour une agence de placement de personnel – qui le force à être disponible de 6 h le matin à minuit le soir.

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Steeve

J’ai beau travailler jour et nuit, j’arrive pas.

Steeve

La famille a déménagé dans un logement plus petit – un demi-sous-sol – pour réduire ses dépenses. Quatre enfants de 2 à 15 ans s’entassent dans une minuscule chambre séparée en deux par un simple drap. Le bébé de 11 mois dort avec ses parents dans l’autre chambre. La plus vieille de 19 ans a quitté le foyer.

« Quand on a payé le loyer, les factures, les couches, il ne reste plus rien, raconte la maman Gabriela. La seule chose sur laquelle on peut couper, c’est la nourriture. »

Gabriela et Steeve « pilent sur leur orgueil » et vont faire la file à l’extérieur – règles sanitaires obligent – une fois par semaine devant les locaux de Projaide. « Les gros contenants de yogourt, la viande, ce n’est pas achetable à l’épicerie, souligne Steeve. Ce que Projaide nous donne, ça fait une différence. »

Parents de deux fillettes, Rachid et Dounia ont un budget « très serré ». Soucieux de ne pas gaspiller le moindre dollar, le couple n’achète jamais un produit qu’il ne connaît pas à l’épicerie. « On ne peut pas se permettre de jeter un aliment qu’on n’aime pas », explique le père de famille.

  • Parents de deux fillettes, Rachid et Dounia ont un budget 
« très serré ».

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    Parents de deux fillettes, Rachid et Dounia ont un budget 
« très serré ».

  • Parents de deux fillettes, Rachid et Dounia ont un budget « très serré ».

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    Parents de deux fillettes, Rachid et Dounia ont un budget « très serré ».

  • Parents de deux fillettes, Rachid et Dounia ont un budget « très serré ».

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    Parents de deux fillettes, Rachid et Dounia ont un budget « très serré ».

  • Parents de deux fillettes, Rachid et Dounia ont un budget « très serré ».

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    Parents de deux fillettes, Rachid et Dounia ont un budget « très serré ».

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Arrivés du Maroc il y a cinq ans, tous deux sont aux études à temps plein dans la métropole. Ils vivent grâce aux prêts et bourses. À sa quatrième année au baccalauréat en enseignement primaire, Dounia arrondit les fins de mois en faisant de la suppléance. Au printemps dernier, quand les écoles en zone rouge ont fermé, elle a perdu son revenu d’appoint. Son mari s’est mis à faire des livraisons pour Uber Eats, mais son auto usagée l’a lâché.

Le couple s’est tourné vers Mon Resto, organisme de Saint-Michel qui l’avait dépanné lors de son arrivée à Montréal. « Quand on s’en sort, on laisse le panier à d’autres qui en ont plus besoin que nous. Mais depuis le printemps, c’est difficile », raconte Dounia. L’aide alimentaire leur permet de se procurer des produits « qui ne rentrent pas dans leur budget » comme des fruits et des légumes frais en grande quantité pour offrir des repas nutritifs aux enfants.

Le congélateur de Daniela et Oliverio est rempli d’arepas – des petits pains de maïs – faits maison et de sacs de maïs en grain. Leur garde-manger est aussi bien garni. Le couple de trentenaires, respectivement économiste et ingénieur en Colombie, ne gaspille rien de ce qu’il se procure chaque semaine chez Multicaf, un organisme du quartier Côte-des-Neiges.

  • Oliverio et Daniela, respectivement ingénieur et économiste en Colombie, travaillent comme préposés à l’entretien ménager en zone rouge à l’Hôpital général juif.

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    Oliverio et Daniela, respectivement ingénieur et économiste en Colombie, travaillent comme préposés à l’entretien ménager en zone rouge à l’Hôpital général juif.

  • Le congélateur de Daniela et Oliverio, rempli d’arepas 
et de sacs de maïs en grain. Ici, rien n'est gaspillé.

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    Le congélateur de Daniela et Oliverio, rempli d’arepas 
et de sacs de maïs en grain. Ici, rien n'est gaspillé.

  • Oliverio et Daniela chez Multicaf, organisme 
du quartier Côte-des-Neiges

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    Oliverio et Daniela chez Multicaf, organisme 
du quartier Côte-des-Neiges

  • Daniela et Oliverio chez Multicaf, organisme 
du quartier Côte-des-Neiges

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    Daniela et Oliverio chez Multicaf, organisme 
du quartier Côte-des-Neiges

  • Daniela et Oliverio

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    Daniela et Oliverio

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Arrivés à Montréal il y a un an à peine, ils doivent maîtriser le français pour espérer travailler dans leurs domaines respectifs ici. Ils suivent des cours de francisation tous les matins. Puis ils dînent en vitesse pour ensuite aller travailler comme préposés à l’entretien ménager en zone rouge à l’Hôpital général juif.

Sans l’aide de la banque alimentaire de Multicaf, ils n’arriveraient pas à payer leur loyer, acheter de la nourriture de qualité et envoyer de l’argent à leur famille restée en Colombie.

Daniela et Oliverio ont aussi mis de l’argent de côté au cas où ils ne pourraient plus travailler, s’ils étaient infectés par la COVID-19. Ou, pire, s’ils en mouraient.

On n’a pas d’assurance. On a fait des recherches pour savoir combien ça coûterait de rapatrier nos corps en Colombie.

Oliverio

Mais alors, pourquoi risquer sa santé à faire le ménage dans la zone rouge d’un hôpital désigné pour traiter les patients de la COVID-19 ? « Pour nous, c’est une façon de remercier le Canada de nous avoir accueillis », expliquent les deux demandeurs d’asile.

Sanju devait passer deux semaines en Inde en mars dernier. Il allait visiter sa mère pour la première fois depuis que sa famille et lui avaient immigré à Montréal, un an plus tôt. À cause de la pandémie, il y est resté coincé six mois. Du jour au lendemain, sa femme a dû se débrouiller seule pour assurer la subsistance de leurs trois filles âgées de 4, 9 et 16 ans dans une ville qu’elle connaissait à peine.

  • Betty a du se débrouiller seule pour assurer la subsistance de leurs trois filles pendant que son mari, Sanju, était coincé en Inde.

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    Betty a du se débrouiller seule pour assurer la subsistance de leurs trois filles pendant que son mari, Sanju, était coincé en Inde.

  • Betty a du se débrouiller seule pour assurer la subsistance de leurs trois filles pendant que son mari, Sanju, était coincé en Inde.

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    Betty a du se débrouiller seule pour assurer la subsistance de leurs trois filles pendant que son mari, Sanju, était coincé en Inde.

  • Betty a du se débrouiller seule pour assurer la subsistance de leurs trois filles pendant que son mari, Sanju, était coincé en Inde.

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    Betty a du se débrouiller seule pour assurer la subsistance de leurs trois filles pendant que son mari, Sanju, était coincé en Inde.

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« J’avais tellement peur de sortir et de tomber malade, raconte la maman Betty. Qui se serait occupé de mes filles ? On ne connaît personne ici. » Elle craignait d’être infectée si elle allait à l’épicerie. Sans compter que la famille ne pouvait plus compter sur le salaire du père. Coincé en Inde, Sanju a perdu l’emploi qu’il occupait à Montréal.

L’organisme Multicaf leur a livré un panier de nourriture chaque semaine durant le confinement. Aujourd’hui, la famille continue de recevoir de l’aide alimentaire. Le loyer – 700 $ pour un minuscule logement mal isolé – gruge une grande partie de son budget. Et le couple tente d’épargner pour les études de la plus vieille, Denna, qui rêve d’aller à l’université. « C’est difficile de trouver un emploi en ce moment », raconte le papa Sanju. L’homme qui parle déjà quatre langues suit des cours de francisation pour améliorer son sort.

Préposée aux bénéficiaires dans un CHSLD, Abigail a contracté la COVID-19 l’été dernier. Isolée dans son quatre et demi du quartier Saint-Michel avec son conjoint et ses deux filles Karla et Areli, elle a tout fait pour éviter de leur transmettre le virus. Mais ç’a été peine perdue. Tout le monde a été infecté. Mon Resto est venu à leurs secours en leur livrant des paniers de nourriture.

  • Abigail vit avec son conjoint et ses deux filles, Karla et Areli, 
dans un quatre et demi du quartier Saint-Michel.

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    Abigail vit avec son conjoint et ses deux filles, Karla et Areli, 
dans un quatre et demi du quartier Saint-Michel.

  • Abigail vit avec son conjoint et ses deux filles, Karla et Areli, 
dans un quatre et demi du quartier Saint-Michel.

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    Abigail vit avec son conjoint et ses deux filles, Karla et Areli, 
dans un quatre et demi du quartier Saint-Michel.

  • Abigail vit avec son conjoint et ses deux filles, Karla et Areli, 
dans un quatre et demi du quartier Saint-Michel.

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    Abigail vit avec son conjoint et ses deux filles, Karla et Areli, 
dans un quatre et demi du quartier Saint-Michel.

  • Abigail vit avec son conjoint et ses deux filles, Karla et Areli, 
dans un quatre et demi du quartier Saint-Michel.

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    Abigail vit avec son conjoint et ses deux filles, Karla et Areli, 
dans un quatre et demi du quartier Saint-Michel.

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Depuis cet épisode, la famille congèle beaucoup de viande et de légumes fournis par l’organisme d’aide alimentaire. « J’ai peur que tout referme à nouveau », raconte la mère de famille. Cette dernière travaille de nuit dans un CHSLD ; souvent les fins de semaine. Elle a donc l’habitude de cuisiner ses menus à l’avance, et en grande quantité, pour que ses filles de 10 et 12 ans ne manquent de rien.

« Les ados sont des ogres », lâche en riant Véronique, à la tête d’une famille reconstituée composée de quatre enfants de 7 à 16 ans. Cette mère qui vit à Saint-Eustache n’avait jamais pensé qu’un jour, elle aurait à mettre les pieds dans une banque alimentaire. Sauf qu’au printemps, la pandémie lui a fait perdre une partie de ses revenus. Cette surveillante de dîner dans une école secondaire faisait aussi de la suppléance d’enseignement.

Quand les écoles ont fermé, elle s’est « retrouvée avec presque rien », puisque les heures « payantes » de suppléance ont été réduites à néant. Son mari, qui était en plein démarrage d’une entreprise, ne pouvait pas contribuer davantage.

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Véronique n’avait jamais pensé qu’un jour, elle aurait à mettre 
les pieds dans une banque alimentaire.

Tout le printemps, les factures se sont accumulées. Pour réduire leurs dépenses, Véronique s’est tournée vers l’aide alimentaire. Elle nous montre son panier rempli de fruits, de légumes et de viande congelée. « Je dois acheter un peu de viande à l’épicerie, mais avec de l’imagination, j’arrive à nourrir tout le monde », dit cette maman qui espère que « d’ici un mois ou deux », elle arrivera à sortir la tête de l’eau.

Tous deux dans la vingtaine, Annie et Joël ont trois enfants. Le plus jeune, Jack, est né il y a une semaine à peine au moment où La Presse les croise à la distribution alimentaire de la paroisse Saint-Eustache, dans la ville du même nom. Il dort dans son siège d’auto pendant que ses parents grillent une cigarette à l’extérieur de leur minifourgonnette.

  • Depuis l’automne et à cause de la pandémie, Annie et Joël 
doivent avoir recours à une banque alimentaire.

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    Depuis l’automne et à cause de la pandémie, Annie et Joël 
doivent avoir recours à une banque alimentaire.

  • Depuis l’automne et à cause de la pandémie, Annie et Joël 
doivent avoir recours à une banque alimentaire.

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    Depuis l’automne et à cause de la pandémie, Annie et Joël 
doivent avoir recours à une banque alimentaire.

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Avec le salaire d’apprenti mécanicien de Joël et les allocations familiales, le couple bouclait ses fins de mois sans avoir recours à une banque alimentaire. Il était toutefois loin de rouler sur l’or. « La pandémie est venue tout compliquer », dit Annie. La jeune maman a eu peur que son conjoint contracte la COVID-19 au garage et la transmette aux bambins. Et ce dernier gagnait moins au terme de longues heures passées à faire des changements d’huile qu’en touchant la Prestation canadienne d’urgence (PCU). Il a quitté son travail. Sauf qu’aujourd’hui, la PCU est terminée, alors le généreux panier de nourriture leur permet de consacrer leurs maigres revenus à payer le loyer et les couches.

C’est quoi, l’insécurité alimentaire ?

L’insécurité alimentaire est un accès inadéquat ou incertain aux aliments sains qui ne permet pas d’assurer la santé et une vie active. Elle est principalement associée à un manque de ressources financières. Elle est généralement de nature transitoire ou épisodique, mais elle peut être vécue de manière chronique ou régulière (ex. : chaque fin de mois) par certains ménages.

Source : Institut national de santé publique

Des organismes sous pression qui redoutent l’hiver

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La pandémie a exacerbé l’insécurité alimentaire au Québec. Les groupes communautaires se sont « virés sur un 10 cents » pour répondre aux besoins criants. Et tous appréhendent l’hiver à venir.

La pandémie a exacerbé l’insécurité alimentaire au Québec. Les groupes communautaires se sont « virés sur un 10 cents » pour répondre aux besoins criants. Et tous appréhendent l’hiver à venir.

« De l’insécurité alimentaire, il n’y en a jamais eu autant. »

André Corbeil, directeur adjoint de Multicaf, organisme communautaire du quartier Côte-des-Neiges, est aux premières loges pour constater à quel point la pandémie a exacerbé cet enjeu de santé publique au Québec.

Beaucoup de familles qui vivent « d’une paie à l’autre » – « sur la ligne » du seuil de la pauvreté – ont fait une chute abrupte en raison de la COVID-19, explique-t-il. La hausse des demandes d’aide a été tout aussi brutale.

À l’échelle de la métropole, les chiffres de Moisson Montréal, qui dessert plus de 250 organismes communautaires, sont frappants.

La plus grande banque alimentaire au Canada a donné 11 millions de kilogrammes de nourriture d’avril à octobre. Cela représente une hausse de 34,5 % par rapport à la même période l’an dernier. En argent, on parle d’une augmentation de 17 millions de dollars (64 millions de dollars de denrées d’avril à octobre 2020 par rapport à 47 millions de dollars pour la même période en 2019).

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Chez Multicaf, dans Côte-des-Neiges, on est passé de 1200 à 8500 personnes – dont 3000 enfants – à dépanner en moyenne chaque semaine. Aujourd’hui, le nombre a baissé à 6000, mais c’est encore cinq fois plus qu’avant la pandémie.

Dans les quartiers les plus durement touchés par la COVID-19, les groupes communautaires ont dû se « virer sur un 10 cents » pour répondre aux besoins criants. Lors de la première vague de la pandémie, ils ont tous connu une hausse exponentielle de la demande.

Chez Multicaf, dans Côte-des-Neiges, on est passé de 1200 à 8500 personnes – dont 3000 enfants – à dépanner en moyenne chaque semaine. Aujourd’hui, le nombre a baissé à 6000, mais c’est encore cinq fois plus qu’avant la pandémie.

Dans les autres quartiers durement touchés par la COVID-19, mêmes constats.

À Montréal-Nord, « les enjeux alimentaires étaient déjà grands avant la pandémie, ils sont maintenant gigantesques », affirme Marc Brûlé, de la coopérative de solidarité Panier futé.

À Ahuntsic, des étudiants, des personnes âgées et des travailleurs mis à pied temporairement s’ajoutent aujourd’hui aux bénéficiaires de l’aide sociale qui fréquentaient déjà la banque alimentaire locale, le SNAC.

Personne n’est à l’abri de perdre son emploi et de venir cogner à notre porte. Avant, quand je disais cela, on ne me croyait pas. Maintenant, on me croit.

Chantal Comtois, directrice générale du SNAC

Dans Saint-Michel, une nouvelle banque alimentaire a commencé ses activités un peu avant la pandémie. Projaide avait 50 membres en janvier. Elle en a actuellement 660. « Si ça continue comme ça, il va falloir faire deux distributions par semaine », lance sa directrice Isabelle Tremblay.

Au passage de La Presse en octobre, une poignée de bénévoles masqués s’affairaient à étaler les denrées sur des tables, alors qu’une vingtaine de personnes patientaient dans la pièce d’à côté. Dans le lot, beaucoup de personnes âgées et quelques mamans avec de jeunes enfants. Pendant ce temps, au moins autant de gens faisaient la file à l’extérieur sous la pluie.

À une femme qui cognait à répétition dans la porte verrouillée de l’organisme, Mme Tremblay s’excusait de la faire attendre dehors par cette température maussade. « On doit respecter la capacité maximale de 25 personnes à l’intérieur. Merci de votre patience », répétera la directrice plusieurs fois cet après-midi-là.

Ici, comme dans les autres banques alimentaires visitées par La Presse, de nouveaux visages se pointent chaque semaine. À Projaide, la journée de cueillette de paniers la plus achalandée depuis le début de la pandémie a eu lieu en octobre, ce qui coïncide avec la fin de la Prestation canadienne d’urgence (PCU).

Un sommet atteint en avril

Selon une étude de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), la pandémie a contribué à exacerber la précarité alimentaire de certains groupes déjà vulnérables à l’insécurité alimentaire, surtout au début de la pandémie. Toutefois, même des ménages favorisés matériellement se sont retrouvés en situation d’insécurité alimentaire, alors qu’ils sont normalement moins touchés par cette problématique, ont constaté les chercheurs.

Au point où 26 % des adultes québécois vivaient dans un ménage en situation d’insécurité alimentaire en avril dernier. « C’est beaucoup, c’est sûr », lance Céline Plante, coauteure de l’étude. Mais ce n’est pas surprenant, dit-elle, puisque des résultats similaires ont été observés un peu partout dans le monde où la première vague a frappé fort. Au Québec, cela représente au moins le double de ce qui est mesuré en temps normal, précise la conseillère scientifique à l’INSPQ.

Les ménages de quatre personnes ou plus, ou avec enfants, ceux dont les membres ont perdu leur emploi, les personnes seules et les jeunes adultes sont les plus touchés par l’insécurité alimentaire. Avec la diminution des mesures de soutien financier d’urgence – la fin de la PCU, notamment –, il est possible que la problématique augmente, avertissent les chercheurs.

  • Moisson Montréal a fait le plein de dons dans les derniers mois, mais l'organisme s'inquiète du sort des petits organismes communautaires qui sont ses yeux et ses oreilles sur le terrain.

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    Moisson Montréal a fait le plein de dons dans les derniers mois, mais l'organisme s'inquiète du sort des petits organismes communautaires qui sont ses yeux et ses oreilles sur le terrain.

  • Moisson Montréal a fait le plein de dons dans les derniers mois, mais l'organisme s'inquiète du sort des petits organismes communautaires qui sont ses yeux et ses oreilles sur le terrain.

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    Moisson Montréal a fait le plein de dons dans les derniers mois, mais l'organisme s'inquiète du sort des petits organismes communautaires qui sont ses yeux et ses oreilles sur le terrain.

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    Moisson Montréal a fait le plein de dons dans les derniers mois, mais l'organisme s'inquiète du sort des petits organismes communautaires qui sont ses yeux et ses oreilles sur le terrain.

  • Moisson Montréal a fait le plein de dons dans les derniers mois, mais l'organisme s'inquiète du sort des petits organismes communautaires qui sont ses yeux et ses oreilles sur le terrain.

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    Moisson Montréal a fait le plein de dons dans les derniers mois, mais l'organisme s'inquiète du sort des petits organismes communautaires qui sont ses yeux et ses oreilles sur le terrain.

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La situation inquiète la Santé publique, puisque les personnes qui vivent de l’insécurité alimentaire seraient plus susceptibles de développer la COVID-19 et ses complications, en raison de leurs conditions de vie précaires et du fait qu’elles souffrent davantage de maladies chroniques.

Sur le terrain, plusieurs organismes d’aide alimentaire qui œuvrent en zone rouge consultés par La Presse partagent les mêmes préoccupations. Ils s’attendent à voir la demande augmenter encore davantage d’ici Noël en raison de la fin de la PCU.

Sans compter le fait que beaucoup de gens qui ont perdu leur emploi dans des secteurs comme la culture ou la restauration au printemps dernier n’ont pas été en mesure de retravailler dans leur domaine, ou si peu, avant que tout se remette sur pause.

Pour répondre à cette nouvelle hausse appréhendée, ils ne peuvent plus compter sur une armée de bénévoles comme au printemps. Plusieurs sont retournés au travail ou aux études. Cela complique le travail des organismes, déjà rendu plus difficile par les mesures sanitaires.

« Du sable dans l’engrenage »

Chez Moisson Montréal, on s’inquiète d’ailleurs du sort des groupes communautaires, épuisés par la première vague.

Ce sont eux les game changers, car c’est à leur porte que tu vas cogner si ton frigo est vide. C’est eux qui ont pignon sur rue. Or, les petits organismes ne semblent pas avoir reçu un support financier à la hauteur de celui accordé aux plus gros joueurs.

Richard D. Daneau, directeur général de Moisson Montréal

En effet, Moisson Montréal a bénéficié d’une générosité sans précédent de ses donateurs en plus de voir son financement gouvernemental augmenté. « On va passer au travers grâce à l’énorme support financier de la communauté », souligne M. Daneau.

Toutefois, Moisson Montréal est à un bout de la chaîne d’approvisionnement, précise son directeur général. Si les organismes bien ancrés dans les quartiers – à l’autre extrémité – s’écroulent, « il y aura du sable dans l’engrenage ».

La difficulté de recruter les bénévoles nécessaires pour répondre à la demande grandissante est aussi un enjeu. « Dans la première vague, il y a eu un départ massif des bénévoles, parce qu’ils sont souvent plus âgés. La plupart ne sont pas revenus, décrit la directrice générale des Banques alimentaires du Québec, Julie Marchand. Ensuite, on a eu l’aide de professeurs, mais ils sont retournés travailler. Donc là, on se retrouve avec un déficit de personnel et ce n’est pas seulement pour les paniers de Noël, mais au quotidien. »

Tous les responsables de groupes communautaires consultés par La Presse regardent l’arrivée de l’hiver d’un œil inquiet.

À notre passage chez Multicaf, en octobre, M. Corbeil planifiait l’installation de tentes pour rendre l’attente à l’extérieur un peu plus supportable. Il pleuvait et ventait fort ce jour-là. En raison des normes sanitaires, les gens rentraient au compte-gouttes pour assembler leur panier. Du coup, l’attente des autres bénéficiaires à l’extérieur, vulnérables aux intempéries, était prolongée. Et nous étions encore loin des grands froids.

Un employé prend désormais la température de chaque bénéficiaire à l’entrée. De nouveaux arrivants qui viennent de pays en guerre ont sursauté lorsqu’on leur a brandi la machine en direction du front. « Ça a trop l’air d’un gun, raconte M. Corbeil. On la prend maintenant au poignet. » D’autres employés doivent consacrer tout leur temps à la désinfection.

Chez Mon Resto, dans le quartier Saint-Michel, l’organisme donne des rendez-vous aux familles qui viennent chercher un panier chaque semaine pour leur éviter les longues files d’attente. La cueillette se fait désormais dans un stationnement souterrain, avec les portes de garage grandes ouvertes, pour diminuer les risques de contagion. Ici aussi, la demande a doublé.

On voit beaucoup plus de salariés qui ont perdu leur emploi alors qu’ils vivaient déjà une certaine précarité – je pense à ceux qui travaillent en restauration rapide – et beaucoup plus de personnes âgées aussi. Les besoins sont immenses et la détresse n’a jamais été aussi grande.

Fatima Chouaiby, coordonnatrice en sécurité alimentaire, Mon Resto

Petits ventres vides

Dans ce quartier où de nombreux enfants partent à l’école le ventre vide, Mon Resto avait mis sur pied des ateliers de cuisine collective pour les jeunes. Les petits venaient cuisiner des boîtes à lunch « santé », « coachés » par deux nutritionnistes dynamiques, avec des ingrédients fournis par l’organisme. L’activité a migré sur Zoom à cause de la pandémie. « Leur connexion n’est pas toujours bonne, mais on n’a pas le choix de s’adapter », raconte la nutritionniste Laurie Martel Dionne.

Lors du confinement du printemps, beaucoup de familles ont appelé Mon Resto en panique. « Les parents nous disaient : “mon Dieu, il n’y a plus rien dans le frigo. Les ados ont tout mangé” », raconte Marie-Paule Normil, coordonnatrice du service de restauration de l’organisme communautaire. Mon Resto s’est mis à fabriquer des plats congelés dans un aréna pour répondre aux besoins criants ; des plats ensuite livrés dans les HLM du quartier, entre autres.

D’ordinaire, ces enfants mangent dans des cantines scolaires qui offrent des lunchs à prix réduit pour les familles défavorisées. Le montant de la facture d’épicerie de ces familles a explosé. Et avec les ados qui vont à l’école une journée sur deux depuis septembre, la demande est toujours forte.

Inquiétudes pour le long terme

  • Distribution alimentaire à la paroisse Saint-Eustache

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    Distribution alimentaire à la paroisse Saint-Eustache

  • Distribution alimentaire à la paroisse Saint-Eustache

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    Distribution alimentaire à la paroisse Saint-Eustache

  • Distribution alimentaire à la paroisse Saint-Eustache

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    Distribution alimentaire à la paroisse Saint-Eustache

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À l’extérieur de Montréal, des organismes de dépannage alimentaire sont également inquiets. « J’appréhende beaucoup l’hiver », lâche Dominique Bastenier, directrice du Centre d’entraide Racine-Lavoie à Saint-Eustache. Généralement, au début de chaque mois, alors que les bénéficiaires d’aide sociale reçoivent leur chèque, la demande pour le dépannage alimentaire diminue. Or, ces derniers mois, la demande n’a jamais fléchi, remarque Mme Bastenier.

Une préoccupation partagée par Geneviève Pineault, directrice des services communautaires de la paroisse Saint-Eustache, dans la ville du même nom. Les bénéficiaires de l’organisme doivent fournir une preuve de revenus pour y avoir droit. « Beaucoup de gens ont eu accès à la PCU alors qu’ils n’y avaient pas droit, observe Mme Pineault. J’ai très peur, après Noël, au moment des impôts, lorsqu’ils devront rembourser ces sommes, mais qu’ils ne les auront plus. »

« Nous, ce qui nous préoccupe, c’est d’être capables de soutenir la population pour les deux ou trois prochaines années, conclut Mme Marchand, des Banques alimentaires du Québec. On a été capables de survivre à la première vague, mais la grosse inquiétude, c’est pour ce qui s’en vient. »

— Avec la collaboration de Léa Carrier

Des guignolées de Noël en mode virtuel

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Distribution alimentaire à la paroisse Saint-Eustache

Un peu partout au Québec, des guignolées annulent leur traditionnelle collecte de rue en raison de la pandémie. Elles poursuivent cependant leurs autres activités de financement en misant beaucoup sur le virtuel. C’est le cas de la Guignolée des médias. « On ne voulait prendre aucun risque pour la santé des bénévoles », explique sa porte-parole Denise Deveau. Du 23 novembre au 24 décembre, les gens seront invités à faire des dons en argent et en denrées non périssables dans les succursales Jean Coutu, les épiceries Maxi et Provigo, les bureaux des courtiers immobiliers Via Capitale ou à guignolee.ca. Le site web a d’ailleurs été modifié pour « faciliter le don », souligne Mme Deveau. Chez Moisson Laurentides, la guignolée représente le tiers de son financement annuel. « Les gens sont habitués à nous voir au coin de la rue avec nos tuques de Noël et nos dossards. Ce sera difficile de reproduire 2000 bénévoles éparpillés sur notre territoire de manière virtuelle », souligne sa directrice générale Annie Bélanger. La banque alimentaire n’atteindra probablement pas son objectif cette année, ajoute-t-elle, mais « on essaie de trouver des initiatives et heureusement, la population nous suit jusqu’à présent ».