C’est l’histoire d’un enfant dont personne ne voulait. Celle d’une femme de cœur qui a pris cet enfant sous son aile et qu’on a laissé tomber, elle aussi.

L’histoire commence dans un bidonville d’Amérique du Sud. Une mère alcoolique, un père absent, des frères et sœurs qui quêtent pour survivre. La misère crue et cruelle.

Quand les services sociaux du pays l’arrachent à cette vie de chien, l’enfant est famélique. Il est trimballé d’une famille d’accueil à l’autre. Rejeté chaque fois.

En désespoir de cause, on lui cherche des parents étrangers. En 2012, on le confie à un couple québécois, sans tout dire à son sujet. On évoque de légers troubles affectifs, tout au plus.

La réalité n’a rien à voir.

L’enfant est incontrôlable. Au Québec, un bataillon de spécialistes établit sept diagnostics, dont un syndrome d’alcoolisation fœtale et, surtout, un trouble de l’attachement extrêmement sévère.

Cet enfant-là a vécu tant d’abandons qu’il refuse de se laisser aimer. Dès qu’on effleure sa coquille, il explose. C’est son réflexe d’autodéfense pour ne plus jamais avoir mal. Il sabote tout.

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J’ai écrit sur cet enfant terrible, il y a six ans. Je l’avais baptisé Lucas*. Je conserve un vif souvenir du témoignage de Caroline*, sa première mère adoptive, celle qui est allée le chercher à l’autre bout du monde.

Au bout d’un an, Caroline s’était résignée à confier son fils à la DPJ. Lucas portait en lui une telle haine, ses crises étaient d’une telle violence qu’elle en avait peur. Elle était convaincue que, si elle n’avait pas renoncé à l’adoption, cette histoire aurait fini dans un bain de sang.

Lucas n’avait pas encore 4 ans.

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En 2013, donc, la DPJ propose Lucas à l’adoption au Québec. Personne n’est intéressé.

C’est ici qu’entre en scène Geneviève*, la femme de cœur. Elle est intervenante au Centre jeunesse de Lanaudière. Elle connaît Lucas. Ça la déchire de le voir en foyer de groupe. Cet enfant-là a besoin d’une famille, se dit-elle.

Après mûre réflexion, Geneviève offre d’adopter Lucas. La DPJ réagit avec enthousiasme. Elle félicite son employée pour sa générosité. Elle lui promet tout son soutien, selon Geneviève. Elle lui jure de ne jamais la laisser tomber.

L’intervenante a adopté un premier enfant à l’étranger. Elle travaille auprès d’enfants multipoqués. Les troubles de l’attachement, elle connaît. Elle sait dans quelle aventure elle s’embarque.

Enfin, elle croit le savoir.

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« Ce que j’ai vécu dépasse l’imagination », confie Geneviève.

Lucas fait sept ou huit crises par jour. La nuit, il fait des terreurs nocturnes et de l’insomnie. Il est debout à 2 h du matin et ne se rendort plus. Le jour, il casse tout. À l’école, il envoie du personnel à l’hôpital.

Geneviève est épuisée. Terrorisée, aussi.

Le 17 juillet 2016, pendant une autre de ses crises, Lucas frappe sa mère à la tête avec un objet. Commotion cérébrale. On appelle une ambulance d’urgence.

À l’hôpital, elle flanche. Dépression majeure, doublée d’un choc post-traumatique dû aux agressions répétées de son fils. « Tout mon monde s’est écroulé. »

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En congé de maladie, Geneviève passe de l’autre côté du miroir. Elle n’est plus intervenante à la DPJ, mais mère adoptante. Et elle a désespérément besoin d’aide.

Lucas est de plus en plus hors contrôle. « La situation s’aggrave dangereusement tant à la maison qu’à l’école, raconte-t-elle. Mon coco casse tout. J’ai peur de lui. »

L’aide arrive en décembre 2016. Quatre mois après que Geneviève a fait une demande. C’est trop peu, trop tard. Exténuée, elle place son fils dans un foyer de groupe.

Six mois plus tard, Lucas revient à la maison. Geneviève rechute. Elle demande des répits, en vain. En janvier 2018, elle doit appeler la police pour mettre fin à une crise.

Et se résigne à placer son fils à nouveau.

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Geneviève passe des mois à reprendre son souffle. Elle consulte, gobe des antidépresseurs. Lucas passe les fins de semaine à la maison. « Je rampe pour essayer de me sortir de ce trou qui me vide de l’intérieur. »

En décembre 2018, Geneviève s’en sort. Enfin. Son médecin la juge apte à un retour au travail progressif. Le médecin de l’employeur confirme sa rémission. Geneviève triomphe.

Mais quelques semaines plus tard, coup de massue : le CISSS de Lanaudière refuse son retour au travail… parce que le médecin évalue son risque de rechute à 60 %.

Pourquoi un risque si élevé ? À cause de la présence de « facteurs de stress » importants, écrit le médecin de l’employeur dans son rapport.

Quels facteurs de stress ? Résumés en un mot : Lucas.

Cette petite boule d’angoisse et de colère que la DPJ était bien contente de confier à une maman aussi qualifiée que Geneviève, sa propre employée.

Dans sa lettre de refus, le CISSS constate froidement que Geneviève n’a « pas été en mesure de fournir une prestation de travail régulière et soutenue » et lui rappelle que sa « présence au travail constitue l’une de [ses] obligations principales à titre de salariée ».

Geneviève est abasourdie. « La terre s’effondre sous mes pieds. »

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L’intervenante se sent comme un numéro. Le CISSS de Lanaudière lui met sous le nez des colonnes de chiffres, des pourcentages, des calculs froids et mathématiques.

L’organisme tente de lui faire signer une « entente de la dernière chance ». Elle n’a pourtant pas l’impression d’avoir commis une faute ; seulement d’avoir été malade.

Elle refuse de signer l’entente, qui aurait permis au CISSS de la congédier en cas de rechute. Elle refuse d’autres propositions, à peine moins restrictives. C’est l’impasse.

Le 10 mai 2019, le CISSS la congédie.

L’affaire est devant un tribunal d’arbitrage. « Étant donné que des procédures sont en cours dans ce dossier, aucune entrevue ne sera accordée et aucune information ne sera transmise », m’a fait savoir le CISSS de Lanaudière.

D’un strict point de vue légal, le CISSS n’a pas nécessairement eu tort de mettre Geneviève à la porte. Un employeur peut congédier un salarié dont le taux d’absentéisme lui semble trop élevé, après avoir tout fait pour l’accommoder, explique Ludovic Hélias Blain, conseiller syndical de Geneviève.

L’arbitre tranchera sur la légalité de ce congédiement.

Il n’en reste pas moins que, sur le plan moral, cette triste affaire a quelque chose de sidérant.

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Geneviève reconnaît ses absences. Elle ne les conteste pas. Mais elle aurait voulu que le CISSS considère autre chose que des chiffres. Cet organisme chargé de prendre soin des petits écorchés de la vie devrait pourtant comprendre mieux que n’importe quel autre employeur la tempête dans laquelle elle a été plongée après l’adoption de Lucas.

Elle se demande par ailleurs si la DPJ, en lui refusant des services, n’a pas précipité sa chute.

Si mon cri à l’aide avait été entendu, est-ce que je me serais rendue au bout du rouleau ? […] En prenant soin d’un enfant qui en avait tant besoin, j’ai perdu mon équilibre, j’ai perdu ma santé mentale.

Geneviève

Et pour la remercier de ses bons services, le CISSS la flanque à la porte.

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Lucas a 11 ans, aujourd’hui. Il partage sa vie entre la maison et le foyer de groupe. « Il a changé, dit Geneviève. Il va mieux. On n’a pas toujours été capables de voir ce qu’il y avait de bien en lui. Mais il est super attachant. Je dis toujours que c’est mon petit docteur Jekyll et M. Hyde. »

Elle m’explique une fois de plus que ses traumas sont la cause de tout. « Il fait ça parce qu’il m’aime et qu’il a peur que je l’abandonne. » Elle me demande, si possible, de ne pas dépeindre son fils comme un monstre.

Pas d’inquiétudes, Geneviève : ce n’est pas Lucas qui manque d’humanité, dans cette histoire.

* Prénoms fictifs