Aréna Dagenais, Fabreville, 1983. Je suis sur la glace, numéro 17, deuxième meilleur joueur de l’équipe. De la glace, j’aperçois ma mère, debout, qui gesticule. Elle est plantée devant des parents de l’autre équipe.

Après le match :

« M’man, tu faisais quoi avec les parents de l’autre équipe ?

— J’engueulais quelqu’un.

—Pourquoi ? »

Elle a serré les dents, puis le volant :

« Il a traité Patrice d’esti de n* * * *. »

Le meilleur joueur de l’équipe, c’était Patrice. Il pouvait prendre la rondelle derrière notre but, déjouer tout le monde et scorer deux, trois fois par match avec une grâce irritante pour quiconque ne portait pas le chandail vert et jaune.

Patrice était le seul joueur noir de l’équipe. De la ligue, je pense. Un des seuls du quartier, probablement. Fabreville était pas mal Blanc-Tremblay-Baptisé, à cette époque. Il n’y avait aucun Noir à mon école primaire, dans mon souvenir.

Et pour exprimer leur frustration de se faire battre par un Noir, devinez quel mot certains parents des équipes adverses pour exprimer leur rage, pour désarçonner Patrice ?

Eh oui, ce mot-là.

Ma mère ne m’a rien expliqué dans la voiture, il n’y a pas eu de grande leçon sur le mot qui désignait ceux qui ont été historiquement destinés à être des esclaves, un mot-insulte inventé pour désigner des personnes qui n’étaient pas considérées comme des personnes.

Je ne sais pas ce que ma mère a dit à ce père qui avait injurié un enfant. Je l’ai juste vue gesticuler, fâchée. Mais j’imagine ma mère dire à ce père ce qu’elle disait toujours, quand il était question de notre humanité commune : « As-tu payé plus cher pour être né icitte, Joe ? »

Ma mère ne m’a pas fait la leçon, mais c’en était toute une : j’ai compris, drette là, que ce mot-là est une insulte formidablement chargée.

* * *

Ce mot-là défraie la chronique depuis une semaine, depuis qu’Isabelle Hachey a écrit cette chronique sur une prof de l’Université d’Ottawa qui a prononcé le mot n* * * * en classe, dans un contexte bien précis, pour décrire le judo symbolique d’une communauté qui s’approprie une insulte pour en faire un point de fierté identitaire.

Depuis, sur le campus de l’Université d’Ottawa et même en dehors, un débat fait rage sur fond de liberté d’enseignement, un principe important de la vie universitaire.

Ce mot-là se dit-il ?

Oui, non ?

Dans quel contexte ?

Par qui ?

Pour bien des Blancs, le débat est consternant. Si le mot n’est pas utilisé comme une insulte, s’il est utilisé avec doigté, où est le problème ? Des Noirs pensent la même chose. Il y a l’auteur Dany Laferrière, Myrlande Pierre de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse et la cheffe libérale Dominique Anglade. Entre autres.

Mais cette vue-là est âprement contestée par d’autres voix de la communauté noire. Pour plusieurs, ça ne se dit pas, ça ne se prononce pas, tout simplement. Prononcer le mot, pour eux — ils sont nombreux — ça ne se fait pas.

Or, je l’ai fait. Je l’ai prononcé.

C’était lundi, à la radio. Avec Bernard Drainville.

Cette controverse était le sujet du jour. On l’a abordé. J’ai dit le mot, quelques fois. Je nommais le mot sans euphémisme, sans l’emballer, sans dire « le mot N ». Pas pour insulter, mais pour nommer les choses. Avec du contexte. En citant Dany Laferrière là-dessus, sur le fait qu’on peut l’utiliser, et j’ai rappelé que les vues de l’auteur québéco-haïtien là-dessus ne sont que ça, ses vues à lui, qu’elles ne sont pas le point final de ce débat…

C’était lundi.

* * *

Mardi soir, j’ai passé 30 minutes au téléphone avec Renzel Dashington, un humoriste québécois d’origine haïtienne. Renzel et moi n’avions jamais échangé. Je voyais passer ses sketchs sur Instagram depuis quelques mois, j’aime son humour décapant, social, mais pas toujours, des fois Renzel déconne, tout simplement. Et mardi, dans la journée, Renzel m’a critiqué sur Instagram pour mon utilisation à la radio du mot n* * * *, et il l’a fait en termes très durs.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Renzel Dashington, humoriste québécois d'origine haïtienne

Ce jour-là, mardi, l’extrait sonore de ma conversation avec Bernard Drainville a commencé à circuler sur les réseaux. J’ai reçu des centaines de messages, publics et privés, hyper-virulents, parce que j’ai prononcé le mot n* * * * à la radio… Un torrent.

Mais ça va, ça fait plus de 25 ans que je fais ce métier, 17 que je chronique, que je donne mon opinion. Je suis habitué à la critique. Je ne m’en plaindrai jamais. C’est ce qui vient avec les tribunes extraordinaires qui sont les miennes. Je suis habitué, quasiment immunisé.

Mardi soir, donc, j’ai conversé avec Renzel Dashington au téléphone. Il m’a expliqué son rapport d’homme de 43 ans avec ce mot-là, il m’a décrit ce que ce mot-là porte en lui des stigmates personnels et collectifs. Il m’a expliqué la fois où il s’était fait traiter de n* * * * par un chauffeur d’autobus. « J’avais 7 ans. Et ce n’était pas la première fois que je l’entendais. »

Ce n’était pas la dernière.

Renzel conçoit qu’il y ait un débat sur ce mot dans un contexte d’enseignement. Il conçoit qu’il y ait débat là-dessus… à l’université. Hors de l’université ? Pour lui, le débat est clos.

« Toi, Patrick, es-tu à l’université, quand tu lances ça à la radio ? Moi, je veux pas l’entendre, ce mot-là. Il fait trop mal. Il veut dire trop de choses. Je veux pas l’entendre au hasard, comme ça, en changeant de poste dans ma voiture. Si je suis avec mes neveux et nièces dans l’auto, je veux pas qu’ils l’entendent non plus. Je leur dis quoi si je change de poste et que je tombe sur toi, qui lances ce mot-là, sans avertissement ? »

Je n’ai pas su quoi répondre.

J’avais beau avoir été insulté, injurié, raillé toute la journée sur les médias sociaux, rien ne m’a atteint ce jour-là comme les mots de cet homme, Renzel Dashington, 43 ans, qui avait pris la peine de m’expliquer son rapport personnel avec ce mot, de décortiquer ce qu’il veut dire pour ceux qui ne veulent pas l’entendre, de m’expliquer ce que ça veut dire pour une personne noire.

J’ai raccroché, vidé.

Et plus tard, je suis tombé sur la chroniqueuse Vanessa Destiné chez Céline Galipeau, où elle a expliqué dans une entrevue magistrale de clarté son rapport avec ce mot-là. C’est pas juste un mot, a-t-elle expliqué, c’est le mot que je peux me faire lancer au visage à tout moment, au moindre désaccord avec quelqu’un.

La possibilité que ce mot lui soit lancé au visage est toujours là, en suspens, comme des gouttelettes de haine invisible, c’est l’insulte de choix depuis des siècles, celle qui rabaisse, qui veut faire taire, a-t-elle expliqué : « Me faire traiter de n* * * *. »

* * *

Je reviens à ce soir de 1983, dans ce qui devait être la Datsun de ma mère. J’ai écrit plus haut : « J’ai compris, drette là, que ce mot-là est une insulte formidablement chargée. »

Trente-sept ans plus tard, après deux décennies de journalisme où j’ai souvent pourfendu l’intolérance, dénoncé le racisme, expliqué le boulet que c’est, de ne pas être un Blanc-Tremblay-Baptisé dans une société qui l’est majoritairement, je dois dire que non, je n’avais pas compris à quel point ce mot est chargé, même s’il n’est pas prononcé pour insulter.

Comme m’a dit Renzel : tu dois comprendre que tu ne comprendras jamais.

Non, je n’ai – je n’avais – pas compris que ce mot-là est tellement chargé que pour bien des gens, il y a une souffrance dans le seul fait de l’entendre.

Ce refus dépasse la militance universitaire, il est partagé par des gaillards comme Renzel Dashington qui sont loin des campus. On ne peut pas les ignorer et les marginaliser juste parce que Dany Laferrière dit que ce mot peut être utilisé (et Dany Laferrière le dit avec plein de nuances).

La posture la plus simple pour moi, aujourd’hui, ce serait de ne pas écrire cette chronique, de ne pas faire écho à mes doutes. Le doute est rarement « vendeur », en chronique. Mon lectorat est majoritairement blanc, il n’a pas le même rapport avec le mot n* * * *, il ne l’aura jamais. Mes lecteurs sont majoritairement convaincus, je crois, que ce mot-là devrait pouvoir être prononcé et écrit dans les médias, avec précaution, selon le contexte. Mes lecteurs aiment beaucoup Dany Laferrière.

Je sais, je sais. Je vous entends d’ici : il faut nommer les choses. Il ne doit pas y avoir de tabou.

OK.

Mais on ne nomme jamais toutes les choses.

Il y a des mots que je ne dis pas en ondes. Je ne dis jamais les noms des tueurs de masse. J’utilise des euphémismes quand il est question des parties génitales, parce que les adultes nous écoutent parfois avec leurs enfants. J’ai sermonné un de mes chroniqueurs qui, un jour, a été extrêmement explicite dans sa description d’un crime sexuel : « Heille, y a des enfants qui écoutent, dans le char, fais attention… »

Bref, les médias, les journalistes, on passe chaque jour des mots et des faits dans le tamis de la décence. Les détails insoutenables de procès de crimes odieux, on ne les dit pas tous. On ne décrit pas certains actes, on ne dit pas comment tel membre a été sectionné, quels orifices ont été perforés avec quel instrument, quels gestes a subis la victime avant sa mort. On ne montre pas de gros plans de cadavres.

On choisit nos mots. On le fait tout le temps.

* * *

Mon fils a 15 ans.

Le moins que je puisse dire, c’est qu’il ne grandit pas dans un univers Blanc-Tremblay-Baptisé, comme moi. Le Québec change, se métisse. C’est inéluctable.

Je regarde sa gang…

Il y a du Serbe, du Panaméen, de l’Antillais, du Maghrébin, de l’Africain dans cette belle bande de jeunes, bande dans laquelle on retrouve bien sûr du Blanc-Tremblay-Baptisé et bien sûr du Français-de-France et même du Français-de-Hollande (longue histoire). Sa bande d’amis est mauditement plus diversifiée que la mienne, à son âge.

Mon fils ne me lit à peu près pas, il sait que je suis à la radio. Il me dit, des fois, qu’un ami m’a lu dans La Presse, que le père d’une amie m’écoute à la radio. Mais il ne me parle à peu près jamais de ce que j’écris, de ce que je dis. Son univers est ailleurs.

Mercredi, je suis sorti des ondes mi-euphorique, mi-fatigué, comme chaque fois, après un show de radio de trois heures et demie. Mon téléphone a vibré. Texto. Le nom de l’héritier est apparu.

J’ai ouvert le téléphone, j’ai lu son message. Il me parlait de mon échange avec Drainville. Il l’avait vu passer sur ses réseaux.

« Papa. Je ne suis pas d’accord avec ce que tu as dit à la radio. »

Et j’ai pensé : moi non plus, Zak. Moi non plus.

Écoutez Renzel Dashington en entrevue au micro de Patrick Lagacé : https://www.985fm.ca/audio/341577/lhumoriste-renzel-dashington-nous-dit-pourquoi-on-ne-doit-pas-utiliser-le-mot-n