Qu’aurait fait l’Université d’Ottawa si une prof était dénoncée par un petit groupe d’étudiants pour avoir montré une caricature de Mahomet ?

À en juger par les critères donnés par le recteur Jacques Frémont, l’université l’aurait laissé tomber. Elle l’aurait accusée d’être responsable de son malheur. Et elle l’aurait suspendue sans lui permettre de s’expliquer. Et sans la défendre, même quand elle se sentait menacée…

Je donne l’exemple pour montrer que ce qui s’y passe va bien au-delà du mot qui commence par la lettre n, le N-word.

Ce n’est pas à moi de dire comment une personne noire devrait réagir en entendant ce mot. Je le dis avec sincérité : je sais que je ne peux pas tout à fait comprendre.

S’il ne s’agissait que de la symbolique du mot, je me serais gardé une petite gêne. Mais le débat est beaucoup plus vaste. Il porte sur la mission des universités, sur la liberté des enseignants, sur la gestion des plaintes et, par-dessus tout, sur le climat social pourri par les extrémistes.

Dans cette nouvelle guerre de tranchées, la nuance disparaît et la mauvaise foi se présume. Cela devrait inquiéter l’ensemble de la société.

PHOTO PATRICK WOODBURY, LE DROIT

Verushka Lieutenant-Duval, professeure en histoire de l’art, a été suspendue par l’Université d’Ottawa après avoir prononcé le N-word dans un but pédagogique.

Dans ces écrans mardi, Patrisse Cullors, cofondatrice du mouvement Black Lives Matter, mettait « au défi le gouvernement du Québec et les Blancs au Québec de commencer à avoir des conversations honnêtes et difficiles sur ce à quoi le racisme ressemble ».

Elle a raison, mais comment échanger avec des gens qui vous ordonnent de vous taire ?

C’est ce que se demande Louis-Philippe Lampron, professeur à la faculté de droit de l’Université Laval. « Mon travail est de lutter contre les discriminations, et je me suis fait traiter de raciste simplement parce que j’ai voulu commenter l’affaire. »

Ce n’était qu’une petite minorité, tient à préciser M. Lampron. Reste que mardi, soudainement, il n’était plus un expert en libertés individuelles. Il était réduit à un statut d’homme blanc, et pour cela, il perdait son droit de parole.

Pourtant, il ne voulait pas débattre du sens du N-word. Il voulait réfléchir de façon plus générale à la façon de traiter une plainte d’étudiant.

Par exemple, que faire si une personne trans dénonce son prof qui critique la théorie du genre, ou si un étudiant intégriste lance un boycottage contre un prof jugé xénophobe à cause de son appui à la loi sur la laïcité ?

Voilà les enjeux qui se cachent derrière l’histoire.

* * *

Cette histoire, rappelons-le, est celle de Verushka Lieutenant-Duval, prof d’histoire et de théorie de l’art à l’Université d’Ottawa. Dans ses cours, elle exposait le racisme et le sexisme en art. Elle avait même invité ses étudiants à manifester pour Black Lives Matter. Mais tout ce contexte a été évacué.

Pour avoir prononcé le N-word dans un but pédagogique afin de donner un exemple de «resignification subversive» d’un artiste noir, elle a été attaquée par ses étudiants puis suspendue par son université.

La prof a proposé à ses étudiants d’en discuter. Au lieu d’accepter, ils ont réclamé son départ.

Le fardeau de la preuve a été inversé. La prof était présumée coupable à partir d’une preuve subjective, le ressenti de la faction étudiante la plus militante.

Son droit de se défendre a été brimé. Ses étudiants ont pu faire son procès en son absence.

Et pour la sentence, il n’y avait aucun sens de la proportion. La réaction fut la même que si elle était une raciste discriminant un Noir. Pour une « microagression », on a sorti une macropunition. Sa réputation est salie.

« Il est normal que des étudiants débattent de la façon de présenter un sujet, insiste M. Lampron. Le problème, c’est l’université. Elle a agi comme une entreprise qui courtise ses clients et gère sa réputation. »

Ce n’est donc pas un débat sur la liberté d’expression en général ou une défense du droit de répéter le N-word. Le prof Lampron s’intéresse à autre chose : la liberté d’enseignement. « Ce n’est pas un privilège, comme certains le prétendent. C’est la condition de base pour permettre aux profs de faire leur travail, et l’université doit leur fournir. »

Ce principe, le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, s’en soucie peu. Pourtant, l’hiver dernier, il le défendait pour… la scientologie.

Vous avez bien lu. L’hiver dernier, l’université permettait à cette secte de tenir un kiosque au campus pour dénoncer les « violations des droits de l’homme en psychiatrie ». Cette fois, le recteur Frémont avait résisté aux plaintes au nom de la « liberté académique ».

* * *

Le mois dernier, le scientifique en chef du Québec déposait son document de consultation sur l’université du futur. Un passage porte sur la liberté universitaire.

Il y déplore « un accroissement de la rectitude politique » qui impose « des formes de censure ». « Ces phénomènes atteignent les universités, dont elles commencent même à perturber la fonction capitale d’espace de libre débat », prévient-il.

Cette perturbation se propage dans le reste de la société.

Ceux qui espéraient être d’humbles alliés des groupes discriminés deviennent malgré eux des ennemis. Ceux qui émettent une objection se font intimider – les étudiants ont publié l’adresse résidentielle des profs, afin qu’ils craignent pour leur sécurité.

Des tas de gens doivent regarder de loin en se disant : franchement, ils exagèrent… Et ils arrêteront d’écouter ceux qui dénoncent pourtant avec raison le racisme.

Le modèle américain menace de s’installer chez nous.

C’est un monde qui racialise à outrance les rapports sociaux, où des profs n’osent plus parler d’œuvres comme la danse de Joséphine Baker ou la poésie d’Aimé Césaire, par peur de commettre un faux pas. C’est un monde qui remplace le savoir par la morale.

C’est un monde où il n’y a plus de place que pour les bons et les méchants. C’est un monde qui érige des murs d’incompréhension, où la méfiance et la colère poussent à l’ombre.

Est-ce nécessaire de combattre le racisme ainsi, en accumulant autant d’ennemis ?