La controverse de l’Université d’Ottawa fait grand bruit au Québec, où le sentiment est divisé, bien que la classe politique fasse front commun. Dans les milieux militant, artistique, médiatique et universitaire, des voix de personnes noires divergentes se font entendre.

Philippe Néméh-Nombré, candidat au doctorat en sociologie à l’Université de Montréal et membre de la Ligue des droits et libertés, estime que la liberté d’enseignement, comme la liberté d’expression, peut avoir le dos large. « C’est brandi comme une manière de ne pas se poser de questions, de ne pas se demander si ce qu’on fait, c’est correct ou non, croit-il. C’est une feinte à la discussion plutôt que le début d’une conversation. »

Il dénonce toutefois la gestion « punitive » de l’Université d’Ottawa, qui a « jeté de l’huile sur le feu », selon lui, tout comme il réprouve la façon dont certaines personnes ont attaqué la professeure Verushka Lieutenant-Duval sur les réseaux sociaux.

Quoi qu’il en soit, le mot prononcé en salle de classe par la professeure « n’est pas n’importe quel mot », soulève-t-il. « On ne peut pas prétendre, parce qu’on l’utilise dans un contexte X, qu’il n’aura pas d’effet sur les gens qui vont l’entendre. »

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Will Prosper, militant de l’organisme Hoodstock et réalisateur

Cette répercussion du mot est aussi soulignée par Will Prosper, militant de l’organisme Hoodstock et réalisateur, qui croit que « certaines personnes blanches ne font pas l’exercice de se demander ce que la personne noire subit quand elle entend ce mot-là ».

Des professeurs divisés

Mardi, le caucus des professeur.e.s et bibliothécaires noir.e.s, autochtones et racisé.e.s de l’Université d’Ottawa a lancé une pétition afin de condamner « sans équivoque l’utilisation du mot ‟n" et la conversation autour de la liberté académique qui est utilisée pour justifier cette insulte raciste ». « Les étudiant.e.s noir.e.s méritent de fréquenter l’université sans avoir à entendre des termes désobligeants à propos de leurs communautés ou sans que l’utilisation de termes qui les déshumanisent ne soit proposée pour un débat en salle de classe. Se référer à des œuvres qui utilisent une insulte raciste n’en fait pas moins une insulte », écrit le caucus.

« Demander à une professeure ou un professeur de dire ‟le mot n" dans une salle de classe, plutôt que de prononcer le mot intégral, ne devrait pas susciter une énorme contestation de société en 2020, surtout après l’été que nous avons vécu », estime Adelle Blackett, professeure de droit titulaire à l’Université McGill.

« Il est préoccupant que les cas semblent se multiplier dans ce contexte universitaire ; dans un tel climat, il sera important d’envisager des réponses systémiques, y compris la formation antiraciste, ajoute-t-elle dans un courriel à La Presse. Plutôt que de polariser les groupes, j’ose espérer surtout que la situation à l’Université d’Ottawa favorisera une réflexion fondamentale, contextualisée et respectueuse. »

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Dieudonné Ella Oyono, président du Parti québécois et chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal

Au contraire, Dieudonné Ella Oyono, président du Parti québécois, mais également chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal, estime que « la liberté académique » est attaquée. « L’université est un espace de débat, où on change le monde, où il n’y a pas de tabous, dit-il. Quand on utilise ce mot dans un contexte précis, acceptable, les gens devraient pouvoir l’utiliser. »

La présente controverse est le symptôme d’un problème plus grand, croit celui dont le parti a déposé mardi une motion à l’Assemblée nationale pour combattre le racisme (que le Parti libéral a refusé d’appuyer). « Il y a plusieurs années que l’on parle de racisme et de discrimination au Québec et ça ne bouge pas assez vite, observe-t-il. Les gens deviennent si susceptibles parce qu’ils ne sont pas inclus dans la société à la hauteur de leur talent et de leurs compétences. »

Et les médias ?

Quant aux médias, qui, ces derniers jours, font particulièrement face au dilemme de l’utilisation de ce mot dans leurs pages ou sur leurs ondes, « leur rôle est de prendre le temps de faire une mise en contexte, estime Will Prosper. Je ne m’attends pas à ça de certains médias, qui s’en donnent à cœur joie d’utiliser le mot, mais pour d’autres, la moindre des choses serait de faire un travail d’éducation. On va l’écrire partout sinon. »

L’animateur de radio Philippe Fehmiu, lui, propose une tout autre analyse. Il trouve « ridicule » de voir des médias éviter complètement de dire ou d’écrire le mot. « Je trouve ça maladroit de ne pas l’utiliser, dit-il. Par exemple, quand Patrice Roy, à l’ouverture de bulletin, revient sur la situation et évite le mot. […] Personnellement, ça m’offense quand quelqu’un de sérieux l’évite à ce point. »

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L’animateur de radio Philippe Fehmiu

Il était tout jeune lorsque Yvon Deschamps a fait son monologue intitulé Nigger Black, dans les années 1970. Si son père s’était senti offusqué à l’époque, Philippe Fehmiu, lui, était content du fait que la culture noire soit évoquée, peu importe les mots utilisés. « Ce qui me choquait, c’était d’être ignoré, inexistant, invisible. Je trouvais ça rough Nigger Black, mais je préférais quelque chose d’un peu violent à l’invisibilité. »

Philippe Fehmiu « s’inscri[t] en faux avec le gouvernement du Québec qui dit qu’on ne devrait pas faire de guerre de mots [en ce qui concerne le terme ‟racisme systémique", notamment] ». « Oui, il le faut ! Il faut aller jusqu’au bout, débattre, nettoyer chacun des mots, voir quelles sont les sensibilités des gens à leurs égards. Pour le mot ‟nègre", il faut le comprendre à travers le prisme du colonialisme, faire un peu d’histoire et comprendre pourquoi il blesse des gens. Et il faut le faire dans le respect, en gardant en tête que tout est dans la manière. »

Effacer des termes comme celui-ci du vocabulaire reviendrait à « occulter une partie de l’Histoire », croit Philippe Fehmiu.

Passer le micro

Rebecca Joachim et Tihitina Semahu, animatrices d’une balado bilingue qui vulgarise les concepts raciaux, intitulée Woke or Whateva, ont publié sur Instagram mardi des diapositives devenues virales dénonçant notamment le fait que les personnes noires ne sont pas assez entendues, dans les médias, concernant ce débat.

« C’est décevant qu’on parle pour nous, lance Tihitina Semahu. Le micro devrait être passé aux personnes noires parce que c’est leur combat. »

« Il y a une incompréhension de ce qu’est le racisme et on ne verra pas le schéma complet tant que les personnes concernées ne pourront pas parler, affirme Rebecca Joachim. Il y a beaucoup de personnes blanches, des hommes blancs, en ce moment, qui prennent position sur leurs plateformes, à la radio, mais on n’entend pas ceux qui sont concernés, alors on a recours aux réseaux sociaux. Ils citent Dany Laferrière et [la cheffe du Parti libéral] Dominique Anglade, mais les personnes noires ne sont pas monolithes. »

Suivies par plus de 15 000 abonnées, les deux jeunes femmes ont expliqué que le « contexte » n’est pas une bonne justification à leurs yeux. « Ce ne sont pas les intentions qui rendent un acte raciste, dit Tihitina Semahu. Il n’y pas de bon ou de mauvais contexte. Il ne faut juste pas le dire. »