La crise d’Octobre a été étroitement suivie par les diplomates français en poste au Canada. Durant cette période, ils ont expédié analyses et comptes rendus au Quai d’Orsay, le ministère français des Affaires étrangères. La Presse a eu accès à des centaines de pages de ces documents. Quelques constats.

Le 19 octobre 1970, deux jours après la mort de Pierre Laporte, Pierre de Menthon, consul de France à Québec, envoie un télégramme à ses supérieurs. Constatant qu’un « sentiment de répulsion et d’effroi prédomine », il ajoute que les évènements récents sont le fruit d’un long processus où les élans de la Révolution tranquille amorcée sous Jean Lesage « se sont heurtés auprès d’Ottawa, surtout depuis l’arrivée au pouvoir de M. Trudeau, à une plus grande rigidité. »

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Extrait d’un télégramme envoyé le 19 octobre 1970 par Pierre de Menthon, consul de France à Québec, à ses supérieurs

« L’évolution qui se dessinait a été arrêtée dans les faits, mais elle s’est poursuivie dans les esprits », continue-t-il, avant de conclure : « Le danger, cent fois dénoncé par de multiples observateurs, est celui d’un déséquilibre grandissant entre cette volonté de changement et un immobilisme qui continuerait à régner à Québec et à Ottawa. »

Dans une correspondance datée du 21 octobre qu’il envoie à Maurice Schumann, ministre français des Affaires étrangères, l’ambassadeur de France à Ottawa, Pierre Siraud, estime de son côté que l’influence d’Ottawa sur la gestion de la crise est demeurée constamment « prépondérante ».

« Si, de part et d’autre, on a affirmé que l’accord [entre Québec et Ottawa] était total, il semble, d’après des indications recueillies à des sources diverses et sûres, qu’une divergence assez sensible a existé, après le rapt de M. Laporte, entre l’attitude constamment intransigeante […] du gouvernement d’Ottawa, et celle plus portée aux concessions de Québec. »

Plus loin, en évoquant l’ultimatum que Robert Bourassa allait lancer aux ravisseurs le soir du 15 octobre, l’ambassadeur ajoute : « Il [Bourassa] cédait en cela aux pressions de M. Trudeau qui refusait de plier devant un “chantage” qui faisait fi des institutions démocratiques du pays et de la volonté librement exprimée de la population, notamment lors des élections québécoises du 29 avril. »

Commentant l’entrée en force de la Loi sur les mesures de guerre, M. Siraud affirme : « Dans cette affaire, le gouvernement de M. Bourassa se trouva subordonné aux décisions d’Ottawa. »

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Extrait d’un télégramme daté du 21 octobre 1970 envoyé à Maurice Schumann, ministre français des Affaires étrangères, par l’ambassadeur de France à Ottawa, Pierre Siraud

Deux jours plus tard, faisant le bilan de nombreuses conversations avec différentes sources, l’ambassadeur souligne que la « grande majorité de la population est favorable à la ligne de Trudeau à l’égard des ravisseurs » et qu’elle « approuve encore très largement le premier ministre ». Mais, ajoute-t-il, une forme de mécontentement risque de poindre, notamment un « sentiment que M. Trudeau, allant au-delà du FLQ, a saisi l’occasion de porter un coup au mouvement séparatiste » même si René Lévesque a sévèrement condamné la violence.

Plus loin, il ajoute : « Mes entretiens m’ont, d’autre part, confirmé l’existence des divergences qui se sont manifestées entre MM. Trudeau et Bourassa sur la conduite à tenir à l’égard des exigences des terroristes. Après s’être rallié à la ligne d’Ottawa, M. Bourassa, très impressionné et ému par l’enlèvement de M. Laporte, aurait eu tendance, dans les heures qui ont suivi, à fléchir. »

Ces quelques passages sont extraits de centaines de pages de télégrammes et d’analyses se trouvant dans les archives diplomatiques françaises que La Presse a obtenues grâce aux services d’une chercheuse en France.

Il est important de souligner que la très grande majorité des documents sont neutres. Ils font par exemple des comptes rendus factuels de la situation ou des résumés des éditoriaux des médias. Lorsque les auteurs approfondissent leurs analyses, ils sont nourris de leurs entretiens en coulisses et observations sur le terrain.

Québec fait pâle figure

Ainsi, le 26 octobre, au lendemain des élections municipales à Montréal, le consul Pierre de Menthon fait le constat qu’en dépit du calme des derniers jours, « un pesant malaise subsiste ».

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Pierre de Menthon, consul de France à Québec, et sa femme, Françoise

Malaise dans le sens que certaines personnes remettent en question la façon d’agir des deux gouvernements. Et malaise face au fait que ni M. Cross ni les ravisseurs des deux otages n’ont été retrouvés.

L’attente et le silence se prolongent, alors que l’on craint que de nouveaux actes de violence se déclenchent. Dans un tel climat, le gouvernement québécois fait assez pâle figure et beaucoup ne sont pas près d’oublier que M. Bourassa a dû s’aligner sur Ottawa.

Extrait d’un télégramme de Pierre de Menthon, consul de France à Québec

Un peu plus loin, M. Menthon écrit : « Dans les milieux proches du gouvernement, les critiques à l’égard de la “faiblesse” du premier ministre sont à peine voilées. Même ceux qui l’ont toujours soutenu reconnaissent qu’il n’a pas été à la hauteur de la situation. »

Claude Morin, alors sous-ministre aux Affaires intergouvernementales avant de devenir député et ministre du Parti québécois, estime que ces télégrammes sont d’un grand intérêt.

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Claude Morin, en novembre 1976

Que nous ayons deux diplomates chevronnés qui écrivent à leur gouvernement avec des analyses sérieuses est un élément nouveau.

Claude Morin, sous-ministre aux Affaires intergouvernementales de l’époque

Dans un courriel précédant notre appel, il indiquait : « On sent bien chez ces diplomates qu’ils trouvaient plutôt excessif l’arsenal déployé par Ottawa en promulguant la Loi sur les mesures de guerre. »

Dans un ou deux télégrammes, Pierre de Menthon évoque avoir une source bien placée chez les hauts fonctionnaires. Ne serait-ce pas Claude Morin ? « Si ça avait été moi, je pense qu’il l’aurait dit, répond ce dernier. J’ai vu mon nom mentionné dans un des documents. Ça peut être beaucoup de monde et c’est peut-être moi. M. Menthon était très discret et avait plusieurs sources. Mais, ça ne me rappelle rien de particulier. »

Des erreurs dans les affirmations

Chef de cabinet de Pierre Elliott Trudeau avant de devenir ministre, Marc Lalonde dit ne pas être « renversé » par ce qu’il a lu. « Mais il y a des erreurs dans les affirmations, dit-il. Je trouve par exemple qu’on ne souligne pas que c’est la Ville de Montréal et Québec qui ont demandé l’adoption de la Loi sur les mesures de guerre. Je lis beaucoup de commentaires à l’effet que M. Trudeau voulait mettre Québec à sa place. C’est tout à fait erroné. Ç’a été dit plusieurs fois, mais au début, M. Trudeau ne voulait pas entendre parler du recours à la Loi sur les mesures de guerre. »

M. Lalonde estime que « le cabinet de M. Bourassa était aussi pour la ligne dure ».

Rappelons qu’au lendemain du « Vive le Québec libre » lancé par le général de Gaulle le 24 juillet 1967 du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, les tensions étaient vives entre Ottawa, Québec et Paris. De Gaulle avait autorisé le consul en poste à Québec à communiquer directement avec Paris sans passer par l’ambassade. Et des ministres français visitaient le Québec sans passer au préalable à Ottawa, un écart au protocole.

Un timide réchauffement entre les trois capitales s’était amorcé à la suite de l’arrivée de MM. Pompidou, Trudeau et Bourassa au pouvoir.

En dépit de ce qu’on lit dans les télégrammes des diplomates, Marc Lalonde rappelle que ce sont les politiciens, dans les capitales, qui s’expriment officiellement. Sur ce plan, tout a été à la satisfaction d’Ottawa. « Nous n’avons pas eu à nous plaindre de la position du gouvernement français durant cette période », assure-t-il.

Un télégramme de l’ambassadeur Siraud daté du 21 décembre indique effectivement que les relations diplomatiques France-Canada sont en voie de s’améliorer.

Une demande inusitée

Le 10 novembre 1970, au lendemain de la mort de Charles de Gaulle, Léo Cadieux, ambassadeur du Canada à Paris, est reçu par Hervé Alphand, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères de la France au Quai d’Orsay.

M. Cadieux n’est pas seul. Il est accompagné de Jean Chapdelaine, délégué général du Québec à Paris. Tous deux se présentent avec une demande très particulière.

Selon un télégramme envoyé par Jean Chapdelaine à Claude Morin, ils demandent officiellement l’échange d’informations entre les polices françaises, canadiennes et québécoises sur « certains ressortissants canadiens résidant en France qui pourrait avoir des rapports ou des liens avec le FLQ ».

Voilà une démarche hors de l’ordinaire compte tenu du fait qu’Ottawa protégeait jalousement sa compétence en matière d’affaires étrangères.

Chapdelaine en fait lui-même le constat dans son télégramme. « C’est une expérience intéressante que celle-là, que ce soit le gouvernement du Québec qui, officiellement et formellement, apporte son concours en matière internationale au gouvernement du Canada », écrit-il.

Selon des experts consultés, la démarche était néanmoins normale dans le contexte sulfureux de la crise d’Octobre. De plus, la caution du Québec, espérait-on, allait aider Ottawa à recevoir un accueil favorable à se requête. Ce qui ne fut pas le cas !

« Hervé Alphand était le numéro 2 du Quai d’Orsay et il les a envoyés promener, dit Jean-François Lisée qui avait écrit cette anecdote d’après une entrevue avec Jean Chapdelaine dans son livre Dans l’œil de l’aigle. Une telle demande était très rare, mais tout à fait indiquée en raison de la situation. Il y avait une prise d’otages à des fins politiques. »

Le sang de l’otage

IMAGE FOURNIE PAR L’EXPRESS

Une de L’Express du 26 octobre 1970

Les documents diplomatiques français reçus par La Presse montrent qu’un reportage de l’hebdomadaire français L’Express, intitulé « Le sang de l’otage » et publié durant la crise d’Octobre, a peiné Robert Bourassa et suscité la colère dans son entourage. Dans une dépêche datée du 28 octobre 1970 et envoyée directement à Maurice Schumann, ministre français des Affaires étrangères, Pierre de Menthon écrit : « J’ai su par un haut fonctionnaire que cet article n’était pas passé inaperçu de l’entourage de M. Bourassa. Dans les circonstances actuelles, rien ne pouvait être plus cruellement ressenti par le premier ministre que l’assertion selon laquelle “il a perdu la tête”. »