(Québec) Le 16 octobre 1970, à 3 h du matin, la Chambre des communes adopte la Loi sur les mesures de guerre, mesure d’exception de 1914, qui dans le passé n’avait été utilisée que pour interner les citoyens d’origine japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. Ce jour-là, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau expliqua au Parlement que la mesure était nécessaire pour « parer à l’état d’insurrection appréhendée dans la province de Québec ».

On associe souvent cette mesure à l’arrivée au Québec des soldats de l’armée canadienne. Or, l’impact de la loi était ailleurs ; il permettait à la police de procéder à des arrestations et à des perquisitions sans le mandat normalement approuvé par un juge. Les militaires étaient essentiellement affectés à la surveillance des édifices publics et de certaines résidences. Aux Canadiens inquiets quant au respect des libertés individuelles, Pierre Trudeau expliquait que la décision de son gouvernement était « déclenchée [par] cette situation odieuse. Ce sont les révolutionnaires qui ont joué cette première carte en choisissant le recours aux bombes, à l’assassinat et au rapt ». Dans les heures qui suivent, environ 500 Québécois seront écroués sans mandat ; ils resteront en moyenne une semaine derrière les barreaux, sans moyen de communiquer avec l’extérieur.

Tout jeune reporter à La Presse Canadienne aux Communes, au début des années 80, j’avais été frappé par les propos du président du Sénat, dans une conversation à bâtons rompus avec quelques journalistes francophones à une réception à l’édifice du Centre. Jean Marchand n’était plus ce tribun électrisant des années 60, l’homme de gauche de l’époque où il dirigeait la CSN. Plus de 10 ans après les faits, il se justifiait encore sur cet épisode, insistait sur le fait qu’il était intervenu pour soustraire des noms des personnes qui devaient être arrêtées dans les jours suivants l’adoption de la loi.

PHOTO PAUL HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

Sur les 500 personnes arrêtées dans le cadre de la Loi sur les mesures de guerre, 90 % ont été relâchées sans que des accusations soient portées.

Cette liste, a-t-on appris par ailleurs, avait été confectionnée par la GRC ; la SQ y avait contribué après avoir constaté que ses dossiers n’étaient pas assez complets et détaillés. Pierre Trudeau l’avait soumise à ses ministres Jean Marchand et Gérard Pelletier, qui avaient approuvé une version expurgée. De sa plume acérée, Aislin y alla d’une caricature percutante dans le Maclean’s d’octobre 70. On y voit un Jean Marchand déclarant triomphant : « Nous avons maintenant des listes de suspects ! »… avec en main les bottins téléphoniques de Montréal et de Québec.

Onze ans plus tard, dans un entretien avec Le Devoir, Marchand conviendra que le recours aux mesures de guerre équivalait à « mobiliser un canon pour tuer une mouche » et expliquera qu’à l’époque, il tenait ses « informations de la police ».

Cette mise au point tranchait violemment avec les propos qu’il avait tenus aux Communes le 16 octobre pour défendre la décision de recourir aux mesures de guerre. Pierre Laporte trouvera la mort le lendemain, aux mains d’un de ses ravisseurs qui tentait de le maîtriser. En Chambre, le tribun Marchand ne fait pas dans la dentelle et dépeint le FLQ comme une organisation de 3000 membres bien armés. « Nous savons certainement une chose ; c’est qu’il y a une organisation qui a des milliers de fusils, de carabines, de mitrailleuses, de bombes et à peu près 2000 livres de dynamite, ce qui est suffisant pour faire sauter le cœur de la ville de Montréal. Voilà des gens qui sont prêts à l’assassinat, à l’enlèvement. Tout cela existe dans le cœur de notre pays. »

Dans ses mémoires, Erik Kierans, ministre de Pierre Trudeau disparu en 2004, raconte la réunion fébrile des membres du gouvernement qui discutent de l’imposition de la loi d’exception. Chef de cabinet de Pierre Trudeau, Marc Lalonde domine la réunion, fait la navette entre la salle et la cabine téléphonique où il s’entretient avec Jérôme Choquette, alors ministre québécois de la Justice. Lalonde explique, toujours selon Kierans, que « le Québec est prêt à exploser. Si des mesures promptes et sévères ne sont pas prises immédiatement, les meilleurs experts prédisent qu’il y aura des émeutes, des assassinats politiques et du chaos ».

D’où venait cette idée « d’insurrection appréhendée » qui servira de justification à l’intervention fédérale ? Ottawa voulait recevoir une demande formelle du gouvernement Bourassa et de la Ville de Montréal avant de plonger. Le point de départ, constate Jean-François Duchaîne dans son rapport sur les évènements, se trouve dans une lettre du chef de la police de Montréal, Marcel Saint-Aubin, adressée au maire Jean Drapeau et à Lucien Saulnier, le président du comité exécutif. « Un mouvement subversif et extrêmement dangereux s’est développé progressivement au Québec depuis plusieurs années en vue de préparer le renversement de l’État légitime au moyen de la sédition et d’une insurrection armée éventuelle. »

L’expression « insurrection appréhendée » se retrouvera cette fois explicitement dans la lettre que transmettront Robert Bourassa et Jean Drapeau au gouvernement Trudeau pour réclamer une intervention. Pour Duchaîne, il faut se demander si cette formule n’était pas autre chose « qu’un artifice ayant pour but de donner une légitimité formelle aux mesures d’exception » dont les politiciens pensaient avoir besoin. « Décrivait-elle adéquatement la situation qui existait alors au Québec ? Nous ne le croyons pas », tranche l’enquêteur mandaté par le ministre péquiste de la Justice, Marc-André Bédard, dans son rapport de 1980.

Dans une entrevue à la télé anglophone, Bourassa expliquera plus tard qu’il se devait d’utiliser cette expression, légalement un passage obligé pour obtenir l’intervention du gouvernement fédéral. Jean-Claude Rivest et Ronald Poupart, proches de M. Bourassa à l’époque, expliquent que la police québécoise était au bout de ses ressources, n’était plus capable de trouver de l’information, « ce qui explique la partie de pêche », dira Poupart.

Dans ses mémoires, Eric Kierans donne le contexte dans lequel le gouvernement Trudeau prend sa décision. En six ans d’existence du FLQ, « 200 attentats à la bombe étaient survenus au Québec, attribuables au FLQ ou à d’autres groupes criminels, et plusieurs braquages visant à obtenir de l’argent pour servir leurs activités terroristes. Ces attentats et ces braquages ont causé six morts parmi lesquelles aucune n’a été un assassinat planifié ».

Mais pas de trace des hordes de guérilleros évoquées par Marchand. Pas de trace des « assassinats ciblés » de personnalités en vue que les politiciens avaient évoqués. Aucun document d’ailleurs n’a été retrouvé étayant une vision apocalyptique de la situation au Québec, observe Duchaîne.

En fait, l’illégalité se trouvait aussi dans l’autre camp. En 1981, la commission McDonald sur les agissements de la GRC au Québec constatait que lors d’une rencontre, en novembre 1970, les membres haut placés de la police fédérale, dont le commissaire Len Higgitt, avaient révélé que la GRC installait clandestinement des systèmes d’écoute dans des domiciles. De proches conseillers de Pierre Trudeau, dont Gordon Robertson, étaient présents, conscients de l’illégalité de ces « opérations délicates ». Dans son rapport, la Commission concluait que le premier ministre Trudeau et son ministre de la Justice, John Turner, avaient été prévenus, le 1er décembre 1970, que la GRC « faisait des choses illégales depuis une vingtaine d’années ».

Les légendes urbaines fusent pourtant ; dans ses mémoires, l’ancien ministre fédéral des Transports, Don Jamieson, raconte les « rumeurs amplifiées » qui faisaient recette dans cette période trouble. On racontait même que des véhicules télécommandés chargés d’explosifs circulaient à Montréal, susceptibles d’être déclenchés à distance. Or, la police n’avait découvert aucune cache importante de dynamite ou d’armes dans les mains du FLQ, relève le ministre, disparu en 1986, dans ses mémoires traduits dans l’ouvrage collectif Trudeau et ses mesures de guerre, publié chez Septentrion. Pour lui, les mesures de guerre ont surtout été adoptées pour « affirmer de manière dramatique le pouvoir fédéral au Québec ».

Dans le récent Mon octobre 70, publié chez VLB, l’universitaire Robert Comeau, alors proche du FLQ, résume le bilan judiciaire de ces mesures de guerre. Des 500 personnes arrêtées, 90 % ont été relâchées sans que des accusations soient portées… et 95 % de celles qui ont été inculpées ont finalement été acquittées ou ont bénéficié d’un abandon des poursuites.